❝ Empire State of Mind

La mer céleste rejetait son écume sur les murs du palais depuis l'aube déjà. Ce mouvement incessant d'air, ce vent qui exilait ses enfants, venant les fracasser sur la cité aérienne, était constamment perceptible. Vivre à Caelestis c'était comme vivre sur la côte. Le bruit des flots et des courants nous semble omniprésent et insupportable, puis tout un chacun s'y habituait. Mais parfois, dans le silence assourdissant des murs régaliens, dans ce cocon de marbre, dans cette prison d'or, le bruit revenait. Et dans un rythme lent et distant, il venait nous rappeler, lointain, comme le bruit de l'océan dans un coquillage, la liberté que nous avions sacrifiée sur l'autel de notre propre sécurité. Le stylo s'arrêta, avant d'être posé, à droite de la feuille. Se cramponnant à son fauteuil comme s'il se préparait à quelque chose, l'homme à la longue chevelure d'opale avait arrêté tout travail. Il se concentrait, méditant, sur ce vent qui semblait l'avoir quitté depuis bien longtemps. Puis, dérangé par la course mécanique de la pendule et son obsessif tic-tac, il reprenait son courage, ouvrant les yeux pour affronter la réalité comme on affronte un ennemi : la pile de dossiers lui semblait interminable.

La vie de Généralissime n'était pas de tout repos, contrairement à ceux qui osaient penser le contraire. Parfois, à Caelestis, la vie dans l'armée lui manquait. Bien qu'il détestât les champs de batailles, il aimait le voyage et il savait, comme ceux sous ses ordres, que le chemin que l'homme parcourt, façonne l'homme à chacun de ses pas. Aux tours de guets et aux rondes, il avait choisi les ennemis plus cérébraux, administratifs, financiers. Il fallait constamment surveiller l'institut de l'armée, placer les nouvelles recrues et surtout être prévoyant. Dans ces moments de guerre froide, de paix factice, de tension entre les différentes nations qui devenaient de plus en plus hermétiques, Gestalt se rappelait un des textes qu'il avait appris à l'institut. L'auteur disait, avec beaucoup d'intelligence : « On commence la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». Ce que l'auteur avait visiblement oublié de préciser, c'était que la guerre était un jeu égoïste et qu'une folie pouvait entraîner le monde dans l'absolu chaos. Gestalt ne savait pas quand cela allait arriver. Earthea semblait prête à se rompre sous le poids de l'anarchie sauvage qui grondait en elle. La folie d'Okeanos avait été brièvement stoppée, mais il sentait dans les missives, la hâte qui alimentait les usines d'armements de la cité engloutie. Un instant, Gestalt remercia le cataclysme qui s'était abattu sur cette ville, d'avoir peut-être, éloigné les tensions. Certes, les réfugiés commençaient à s'amasser dans toutes les autres cités et cela était tout aussi complexe à gérer, mais rien de grave comparé à une guerre totale.

Même Caelestis ne semblait plus en paix avec elle-même. Outre les intrigues politico-politiciennes, quand les membres de cette classe insupportable aux dents longues se donnaient en spectacle et joutaient à fleurets mouchetés, mais poignards tirés, prêts à frapper dans le premier dos qui se montrerait, l'armée était en ébullition et on sentait que la tension était dans tous les esprits. Gestalt ménageait ses troupes, afin de ne pas inquiéter les arrivants, mais il avait déjà préparé la suite des évènements. La Garde Royale avait été renforcée. Des missives annonçant diverses nouvelles, souvent mauvaises, lui étaient parvenues. Le Généralissime avait opté pour une solution : le sang neuf. Gestalt le savait : nommer quelqu'un dans la haute hiérarchie militaire était complexe. Non seulement, il fallait qu'il fasse presque l'unanimité, mais surtout il fallait que ce soit quelqu'un de confiance. Il était hors de question de reproduire les fiascos du passé et loyauté était le mot d'ordre. Il avait longuement réfléchi, consultant d'abord les administrateurs de l'armée, ceux qu'il envoyait surveiller ses troupes, mais aussi les différents dossiers, annotés par les officiers. Son choix était fait, il espérait que ce fut le bon.

Le bureau était encore silencieux en cette fin de matinée. Il avait convoqué l'intégralité de l'État-Major, par missive. Si les généraux étaient les premiers concernés par cette nomination, il souhaitait que le reste du haut commandement de Caelestis soit au courant de cette décision, pour l'approuver. Gestalt aurait pu nommer qu'il souhaitait, sans demander conseil à personne, ce n'était pas une histoire de capacité : c'était un choix stratégique. Apporter du sang neuf allait resserrer la hiérarchie et il espérait que cela favorise un retour à la normal aux relations des officiers, voir que cela amène un peu de paix dans ce monde à médailles affreusement belliqueux. L'intérieur était raffiné et les meubles élégants. Les murs étaient constitués de boiseries finement travaillées, de tableaux représentants des scènes de batailles, que l'immobilité rendait paisibles, accrochés à des murs d'un bleu clair, pastel, qui était incroyablement reposant. Ces parois s'élançaient vers un plafond aux nombreuses moulures, ou de grands chandeliers étaient accrochés. Le sol ainsi que tous les meubles étaient harmonieux avec la pièce, sculptés dans des bois exotiques, sombres et précieux. Derrière le bureau, un large fauteuil abritait le Généralissime et de grandes fenêtres, encerclées de lourds rideaux d'un bleu sombre et abyssal, dévoilaient derrière leurs vitres claires le ciel azur, maculé par les nues. Sur la grande cheminée, tellement propre qu'elle ne semblait ne jamais avoir servi, une pendule en métaux précieux, sculptée, représentait Caelestis, triomphant d'une bête sans nom. Le Généralissime saisit les dossiers, les rangea dans un compartiment du lourd bureau, en sortit un, un peu plus épais, ainsi qu'une boite visiblement travaillée, hermétiquement fermée. Il regarda l'heure et avec une synchronisation presque fabuleuse, à chaque tintement de la pendule, un coup ferme résonnait sur sa porte. C'était Rozen, sans aucune hésitation.

Il se leva, la salua et l'invita à s'asseoir. Comme d'habitude, pile à l'heure. Gestalt avait fait le choix de ne pas prévenir ses invités de son plan. La Faucheuse comme on l'appelait avait choisi parmi l'une des nombreuses chaises dans la salle, l'une des plus proches du bureau. La femme à la lourde chevelure vermeil semblait heureuse d'être là. Était-elle soulagée de rentrer ? Être Général à Okeanos ne devait pas être simple, actuellement et comme à son habitude Gestalt était heureux d'avoir quelqu'un d'aussi compétent que Rozen pour gérer ces problèmes. Sa curiosité se lisait sur son visage. Discrètement, le Généralissime appuya sur un bouton sous le bureau et un tintement de sonnette se fit entendre. Un garde entra et avec une voix douce et paisible lui demanda :

« Voudriez-vous bien aller la chercher ? »

Le garde, surpris par autant de politesse, s'en alla vers d'autres recoins du château. L'ordre était si vague que cela ne faisait aucun doute : le garde avait reçu d'autres impératifs et savait exactement qui chercher et où. L'homme qui arborait un kimono de cérémonie, venu tout droit d'Earthea, car il préférait le confort de ces vêtements amples aux uniformes guindés, commença à discuter avec Rozen, lui expliquant la situation. La voix était calme et ne souffrait d'aucun tremblement.

« Tout d'abord, les différents messagers m'ont parlé de la façon dont tu gérais, c'est-à-dire avec brio cette crise terrible à Okeanos. Toutes mes félicitations. N'hésite pas à me transmettre la moindre information. Si tu souhaites des renforts, il y a des recrues qui attendent d'être affectées. Quant à moi, j'ai d'autres soucis à gérer. C'est pour cela que je vous ai tous convoqués ici ce matin. Ceci dit, je me doutais que tu serais la plus ponctuelle, mais les autres ne devraient pas tarder. Ne t'en fais pas, rien de grave, au contraire, plutôt une bonne nouvelle. »

Il tapota le dossier sur son bureau de l'index, attirant l'attention de son interlocutrice. Elle aurait peut-être pu lire le nom inscrit en lettres majuscules à l'envers : FAWN. Le dossier était complet. Trop pour un garde royal. Visiblement, le Généralissime avait constitué ce dossier et l'avait engorgé de rapports et autres interrogatoires. Bientôt on entendit, à travers la porte, des bruits de pas, pressés se rapprocher. Les bottes résonnaient sur le sol glacé du château. Le garde ouvrit frappa à la porte et au même moment Gestalt se leva et autorisa le militaire à l'ouvrir. Il regarda, souriant, celle qui venait d'apparaitre dans le cadre de la porte. Puis, toujours avec la même élocution affectueuse.

« Bonjour Fawn. Veux-tu bien prendre place. »

Sa paume désigna une chaise, la plus en face de lui, sur laquelle même la brave guerrière n'avait pas osé s'asseoir.


FICHE PAR NOCTALIS

❝ Empire State of Mind

Après l'arrivée de Rozen et une brève discussion avec la générale, Gestalt avait ensuite profité de l'arrivée, tour à tour, des autres hauts gradés de l'armée de Caelestis. Le généralissime en était conscient, si Mihael était l'élément essentiel à sa vie, chacun des gradés qui le servait était lui-aussi une fraction importante de son être. Ils étaient les piliers sur lesquels il s'appuyait et qu'il avait longuement choisi en fonction de leur nature, de leur moelle vive, façonné pour les rendre inflexibles et invulnérables. Ensemble, ils transformaient la masse militaire de Caelestis, cette juxtaposition d'hommes et de femmes, inconnus entre-eux, qui n'avaient rien en commun sinon la terre de leur naissance, en force unie et irrésistible, capable de venir à bout tel un vent implacable, de n'importe quel obstacle. Alors que la tête de l'armée était sa création, il était aujourd'hui temps de voir quels fruits l'arbre avait porté. De récoler ce qui avait été semé et de prouver que les soldats façonnés par son armée étaient à son image.

Fawn fut la première à les rejoindre, elle, l'élue parmi les soldats qui pendant des années avaient prouvé leur valeur au sein des divers bataillons célestes. Son dossier était excellent et avait été sélectionné avec soin et précision. Elle avait une connaissance de la hiérarchie et avait rencontré les généraux, elle avait servi dans la garde royale renouvelée par la purge, ce qui en faisait un élément précieux. Comme beaucoup, derrière elle, c'était l'ombre de Gestalt qui s'étendait, plaçant ses pions là où il le souhaitait, un luxe que peu de gens pouvaient s'offrir et dont les seules sources étaient la stabilité politique de la cité et la confiance immuable de la reine. Puis, vint Esel. Pointilleux, à l'heure pile. Celui qu'il avait rencontré alors qu'ils prenaient tous deux les armes, qu'il respectait pour ses talents d'épéistes et qu'il avait soigneusement évité d'éliminer, car ils partageaient tout deux une loyauté profonde envers la Reine. Il avait encore prouvé sa légitimité en tant que champion en terrassant Hayden dans un duel dont Gestalt avait eu vent, par les divers informateurs de l'armée qui se cachaient bien loin du regard des autres et qui étaient secrets, même pour la plupart des gradés. La force d'un espion réside dans son secret, une fois le mystère levé, il n'a plus aucun intérêt.

Ensuite, derrière ces trois gradés qui étaient arrivés à l'heure précise, commença le bal des retardataires. Gestalt ne leur fit aucune réprimande, car ce n'était pas le jour des sanctions, mais celui des réjouissances. Il leur adressait à tous le même regard doux, presque paternaliste, celui d'un père regardant avec bienveillance ceux dont il a la charge. Dastan d'abord, son homme de confiance, mais plus encore son ami. Les deux âmes, si opposées, mais qui, liées par une confiance indissoluble et une dette de vie, formaient un équilibre et une complicité inestimable. Puis, Rhéa, qui arrivait ensuite, qui affichait une monotonie étrange, qui n'était pas à son habitude. Malgré le mystère qui entourait sa personne, c'était un Général compétent, parfois trop instable, mais qui montrait une forte volonté. Enfin, l'ultime arrivant était le troisième général, responsable d'Earthea : Hayden. À l'heure de cette nomination, ce n'était pas le retard, ni la tenue de l'intéressé qui ennuyait le plus Gestalt. C'était bien plus le retour qu'il avait eu sur certaines de ses positions, qu'il jugeait dangereux pour la Reine. Mais bien vite, le Généralissime chassa ces idées de son esprit et décida qu'il traiterait ce problème plus tard, se concentrant d'abord sur ce qu'il avait à faire dans l'immédiat. Une fois que le silence était revenu dans la pièce, il commença.

« Si je vous ai fait venir aujourd'hui, c'est pour vous faire part d'une décision qui vous concerne tous. Après étude de son dossier, j'ai décidé, de façon tout à fait unilatérale, par les compétences qui me sont conférées, de nommer Fawn au poste de Lieutenant-Général »

Devant la surprise générale de l'annonce, il ouvrit d'un geste précis le dossier de Fawn, lançant régulièrement des regards à son audience.

« Elle est aujourd'hui la personne la plus compétente, la plus légitime pour ce poste, d'autant plus suite aux évènements que nous connaissons, qui demandent qu'un élément habile et qui ait été en relation avec vous tous puissent vous servir de relais. Fawn, vous prenez vos affectations dès maintenant, un garde vous indiquera vos nouveaux quartiers et les actes administratifs concernant cette promotion vous seront transmis le plus rapidement possible. Toutes mes félicitations. »

Si Gestalt pouvait se permettre ce genre de nomination, c'est qu'il savait que son jugement ne serait pas remis en cause. En effet, il avait au moins la toute confiance de ses hommes concernant le placement de nouveaux gradés. Après tout, qui les avait placés là ? Gestalt se leva et salua le nouveau Lieutenant-Général, puis, saisit la boite devant lui, l'ouvrit et la tourna vers Fawn. À l'intérieur se trouvaient deux poignards de haute qualité, magnifiquement ciselés, sans doute issus de l'atelier d'un grand artisan. Il prit la boit à deux mains et la tendit à Fawn, puis, s'adressant à tous.

« J'ai ouï dire que vous préfériez les couteaux aux épées, alors ces poignards vous seront bien plus utiles que n'importe quelle lame. N'oubliez jamais, nous sommes des soldats et à la fin, nous sommes tous responsables pour ceux à qui nous avons prêtés nos lames ».


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