Depuis les événements tragiques de la capitale, une morosité pesante s'est lentement emparée de toute la ville. Une tristesse générale qui rend les jours plus long et plus ennuyeux. La catastrophe de Galiéa a laissé des traces indélébiles, et malgré la reconstruction récente de la ville, il reste des séquelles visibles et tout le monde en souffre intérieurement, même si personne n'en parle. Aiden ne montre rien, mais il est constamment agacé. Plus le temps passe, plus il hait tout ce qui n'appartient pas à sa patrie. Mais à part ça, il semble que rien n'est différent d'avant.

Ce qu'il fait là ce soir à cet endroit précis, seul Okeanos le sait. Il lève les yeux lorsqu'une voix familière s'adresse à lui avec une politesse toute formelle. La vérité, c'est qu'il sait parfaitement que June travaille ici. Il sait beaucoup de choses sur elle depuis qu'elle s'est vendue à la science, pour tout dire. Il connait tous les sujets d'expérience en bionique, même s'il s'agit de projets qui ne sont pas les siens. Il observe longuement ses deux yeux qui paraissent presque réels, avant de rentrer dans son jeu.

— C'est un joli nom, Delya Blake. Enchanté de vous connaître, ajoute-t-il avec une pointe de cynisme. Assieds-toi.

Sa voix passe d'un ton ravi à la déplaisante injonction du client mécontent. June est une piètre menteuse. Peut-être aussi ne l'a-t-elle pas tout de suite reconnu, lui qui n'a pourtant pas changé. Ses ongles tapotent la surface de la table avec impatience. Il ne l'a plus vue depuis leur petit séjour forcé à Démétrio, et il ne doute pas qu'ils ont tous deux beaucoup de choses à se dire.

June, ou plutôt « Delya », est méconnaissable. Il observe avec attention chaque détail de son aspect changé, et se fait la réflexion qu'il préférait ses cheveux longs. On la reconnait tout de même aisément à ce regard grave et ces gestes las qui n'appartiennent qu'à elle. Elle ne semble pas le moins du monde enchantée de voir Aiden ici.

— Et pourquoi pas ? J'ai encore les moyens de m'offrir ce qui me plait, lui répond-il, partagé entre l'humour et l'amertume.

Aiden a des moyens, c'est certain. Pourtant la catastrophe de Galiéa a totalement dévasté son domicile, anéanti tout ce qui lui appartenait. Il a beaucoup perdu, mais il est évident que les biens matériel ne font pas toute la richesse d'une personne. En tout cas, son orgueil a survécu sans aucune balafre.

Il prend la carte d'une main, allume un cigare de l'autre, étudie les différents menus un à un avec intérêt, incapable de se décider tant qu'il estime que June doit rester ici. Puis il lève les yeux vers elle, et se donne une posture théâtrale avant de reprendre la parole.

— Que vont dire les gens s'ils me voient seul ? Sois gentille et assieds-toi avec moi. dit-il sur le ton du sarcasme.

Tout le monde sait qu'Aiden se moque ouvertement de l'avis des gens, il n'est pas du genre à se soucier de l'image qu'il donne de lui-même. On ne sait alors pas trop s'il tourne en dérision le modèle du petit bourgeois conventionnel et stupide ou s'il se moque tout simplement de June car c'est ce qu'il a toujours fait. Il la laisse libre d'interpréter ses paroles comme elle le souhaite.

— Je ne fréquente pas trop les animaux de laboratoire d'habitude, mais j'avoue que je me demandais ce que tu devenais.