Les cartons se renversent. Les cris fusent : « Orphée a encore frappé ! ». Les bruits de galopades résonnent dans les ruelles. Et moi je ris. Je ris aux éclats, je ris de mon coup. Berner la poissonnière a été tellement facile, et me voilà avec un sac remplis de petits poissons puants. Les soldats sont à ma trace, mais ça, c'est habituel. Je pense que c'est un jeu pour eux, un jeu qui ne les amuse que moyennement. Mais, moi, ça m'amuse. Je suis libre, libre, je vole par-dessus ces petites lois. Une caisse est devant moi. Je crois bien être déjà passé par là. Je tente le saut. Je prie pour que ça passe. Je suis sportif, très sportif, agile et endurant. Mais là, la boîte s'est dressée sur mon chemin au dernier moment et je crois que ça va être un peu court. Les muscles dans mes jambes se préparent à l'effort. Une foulée, deux foulées. Une troisième ? Trop tard. Je me prend le carton dans les jambes, et je me m'écroule lamentablement dans les courgettes. J'ai de la chance que ce ne soit pas des tomates sinon mon pauvre habit bleu aurait été sali. La cavalcade se reproche. J'ai pas le temps de me relever. Je sais que j'ai perdu, enfin juste aujourd'hui. Demain, je serais sage, car demain c'est un jour spécial, je le sens. Peut-être que je trouverais un but a ma vie ? Et que ce malaise, cette boule dans le ventre, me quittera. Un soldat m'attrape par le col. Il me traine et m'emmène, comme d'habitude au château. Il me laisse tout seul dans la salle du château. La directrice de l'orphelinat viendra me chercher à 6 heures, comme d'habitude. Ma vie paraît vraiment morne avec ses habitudes.

Je suis seul. Je me lève et regarde la porte. Facile à crocheter. Je sors de mon sac mon kit du petit rebelle et je commence à crocheter la serrure. C'est tellement facile, après, ça doit faire plus d'une dizaine d'années que je viens ici pour attendre la dame froide et roide de l'orphelinat. Au début, je l'attendais patiemment. Puis les heures passaient et je commençais a m'ennuyer dans cette nouvelle prison dorée. Je me sentais étranglé par toutes ces dorures. J'étais un pauvre oisillon dans une nouvelle cage, plus dorée que l'autre, mais dans une cage tout de même. J'entends enfin le déclic. C'est gagné. Je range le petit kit dans mon sac en faisant attention de ne pas faire tomber les poissons qui encombrent mon sac. Le couloir est désert. Enfin pas pour longtemps, les gardes patrouillent dans le château. D'ailleurs, je crois qu'une des soldats qui patrouillait autrefois en ville est devenue garde. Fawn. Ça fait trop longtemps que j'ai pas vu cette vieille rabat-joie. Je me recoiffe. Un miroir est devant moi, accroché sur le mur chargé d'ornements. Trop d'or, trop de dorures. Cela me donne le tournis, tout brille, tout scintille. Je me sentirais presque mal, qu'elle est loin la pauvre nature terne et grise. Ici, j'ai toujours eu l'impression d'être dans le palais du Soleil. Si il était parmi nous, je n'ai aucun doute qu'il vibrait ici. Je m'éloigne de la petite salle qui sert à mettre les enfants de l'orphelinat et me dirige vers les autres couloirs. Je ne connais presque pas le château, tout se ressemble. C'est un vrai labyrinthe, pire que Cassiopeia. Bon, je dois trouver Fawn. Je suis certains qu'elle va aimer ma petite visite. J'ouvre mon sac et compte le nombre de poissons. J'en ai assez pour en semer dans tout le château et surtout en donner à la soldate. Orphée, la peau blafarde, le nouveau Petit Poucet. Il sème des petits poissons argents comme la pauvre lune dans le palais doré. Cela ferait un très bon conte. Peut-être que je me découvrirais une destinée de conteur ? Oh, je pense pas. Cette idée ne me fait pas vibrer, je ne veux pas offrir ma vie à cette cause. C'est trop petit.

Les poissons tombent peu à peu sur le sol. Le couloir va empester le poisson pendant quelques jours. La reine va pas être contente, mais après, les reines et les rois ne passent pas ici. Ici, c'est le côté des soldats et de la salle pour les gamins abandonnés de l'orphelinat.t c'est ici qu'on signe les papiers avant de rejoindre sa nouvelle famille. Moi, j'ai jamais été ici pour repartir avec une famille. Personne ne veut de moi, moi aussi. Je veux de personne, j'ai besoin de personne. Je commence à entendre des cris. Pour une fois, on n'hurle pas Orphée mais intrus. Ça me fait étrange, je crois que j'aime bien être poursuivi, ça me prouve que j'existe, que je ne suis pas un oiseau inconnu et enfermé. Je ris légèrement et je commence à préparer ma nouvelle farce en espérant que Fawn arrive bientôt. Je suis sur que je lui manque.

Une brise légère soufflait. Fawn était accoudée à un balcon doré, finement sculpté. Son regard rougeoyant se baladait en contrebas, observateur, ne ratant rien. Les jardins étaient magnifiques également, verdoyants, chaque détail avait été pensé, travaillé. Tout participait ici, à rehausser plus encore la splendeur de la royauté. Les personnes qui s'y promenaient le faisait par curiosité, ou parce qu'ils n'avaient rien d'autres à faire. Il y avait une mère avec ses enfants, des monstres qui couraient partout, et saccageaient les fleurs, sans doute aurait-il fallu intervenir, mais les jardins ne la concernait pas. Elle comptait silencieusement les minutes dans sa tête avant d'atteindre le décompte final, et au bout de dix minutes, elle délaissa le balcon pour retrouver la froide beauté des couloirs intérieurs, également ouvert au public bien qu'il y ait des exceptions.
Elle croisa une autre patrouille qu'elle salua de la tête, un signe sec, et elle continua. Patrouiller aurait pu paraître ennuyant, et d'une certaine manière cela l'était, mais Fawn se disait qu'il valait mieux prévenir que guérir, et en cas de problème, elle serait en première ligne pour intervenir. Au détour d'un autre couloir, une odeur la fit réagir. On aurait dit une odeur de poisson, mais comment cela pouvait-être possible ? Les cuisines, où les aliments étaient livrés se trouvaient à l'autre bout du château. Fronçant les sourcils, la jeune femme s'engouffra dans le couloir tout en découvrant des poissons, jeté ça et là, formant un chemin. Elle s'arrêta pour réfléchir. Un chemin. Qui la mènerait sans doute au coupable. Ou dans un piège. Fawn continua tout de même. Elle était peut-être stupide de se jeter ainsi dans la gueule du loup, mais elle savait qu'elle possédait toutes les capacités nécessaires pour se tirer des ennuis.
Fawn s'arrêta en croisant une servante qui regardait avec étonnement les poissons sur le sol, sèchement, Fawn lui lança « Peut-être faudrait-il les ramasser. Notre Reine ne doit pas être indisposée par cette odeur. » Même si la Reine ne mettait que rarement les pieds en dehors des appartements privés et des zones non-accessibles au public. La servante sursauta, avant de se dépêcher de commencer à ramasser les poissons, partant derrière Fawn, en oubliant qu'il y en avait également devant. Mais ce n'était pas le problème de la garde.
C'était forcément une blague de très mauvais goût, Fawn en voyait rien d'autre. Qui aurait pu s'amuser à semer des poissons ici ? Et elle ne voyait aussi qu'une seule personne capable de faire une telle chose, de briser les lois avec autant de désinvolture. Elle suivit les poissons jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus aucun. « Viens immédiatement ici ou je te jure que si je te met la main dessus je te jette de Cassiopeia! » Sa voix est forte, colérique. Elle n'est pas en colère, juste agacée. Et malgré cela, elle réussit à conserver son calme, sa maîtrise. Ce n'est pas un chenapan qui lui ferait perdre ses moyens.

Les minutes s'écoulent lentement. Je suis dans l'attente terrible. Je commence à percevoir des cris, de l'agitation. Je crois qu'ils ont découvert mes poissons. Je suis un bon plaisantin. Des bruits de pas se rapprochent, rapprochés, cadencés. La démarche d'un fier soldat. Peut-être que je deviendrai un soldat plus tard, mais je suis sur que les commandants s'opposeraient a moi. Et puis ... Je pense pas que je pourrais rester éternellement au pas cadencé. « Viens immédiatement ici ou je te jure que si je te met la main dessus je te jette de Cassiopeia! » Ça ne sent vraiment pas bon pour moi. Je ne sais pas où me cacher, je suis en terrain inconnu. Bref, c'est un nouveau terrain de jeux. Bon, je vais quand même tenter de faire tourner en bourrique Fwan. Mais ça pourrait mal se finir. Je prends une mèche blanche entre mes doigts et je commence a jouer avec. Une minute. Deux minutes. Le silence est long, mais je sais que je dois pas continuer à la faire patienter ainsi. Je dis  « Fawn, quelle bonne surprise. » Bonne surprise, tout est relatif. Je sais pas si c'est vraiment bonne qui serait plus adapter à la situation, en y réfléchissant bien, mauvaise surprise serait mieux. « Ça fait longtemps qu'on s'était pas vu. Tu me manques presque. » C'était vrai quoi, Fawn était la meilleure a faire tourner en bourrique, c' St ma préférée. J'hésite à sortir de ma cachette. Mais avant j'ajoute malicieusement : « Et je suis sûr que je t'ai manqué, pas vrai ? » Je ris légèrement, quel humour ce Orphée. Je me relève et je défroisse de la main les plis de mon vêtement. Je regarde la soldate rousse et ajoute : « Je suis là pour ton plus grand plaisir ! Comme ça tu me jetteras pas de Cassiopeia ! » Après cette brève exclamation, je sens que je dois commencer à m'éclipser. Les soldats sont partout, ici, ils grouillent comme des fourmis. Je tourne le dos à la rousse et fais mine de partir, avec désinvolture.