- Dieu que tu es hideux!
Je susurre, dans un éclat de rire juvénile et je repousse d'un geste de la main le peu d'amour et de vanité qu'il te reste. Ce n'est pas de ta faute. Je le sais bien. Tu n'as certes pas choisi de naître avec un tel faciès. Je rajoute:
- Mes divines prunelles se sentent insultées. Va-t-en et ne reparaît jamais devant moi. Jamais.
Ma langue claque sur mes deux lèvres sanguines. Impitoyable. Je taille, impertinent des sinistres vérités. Et ils sont nombreux, à venir planter sur ma peau des regards courroucés.
- Comment oses-tu?! Tu ne sais pas à qui tu as affaire!
Mon sourire s'étire et je soupire mignardement. Je bats tendrement des cils, avant de dire:
- Oh. Et que feras-tu? Iras-tu voir la reine pour lui dire que je t'ai répudié? Je me fiches éperdument de savoir qui tu prétends être et quel autorité tu sembles posséder. Caelestis me protège et me susurre la nuit quelques secrets. Tu souhaites que je lui demande ton avenir, mais moi je te le dis. Tu es si laid et insignifiant qu'il refusera même de me parler. Et que feras-tu, alors? Lèveras-tu le poing? Me frapperas-tu? Je te promets mille ans de souffrance si tu oses même effleurer ma joue.
Je détourne le regard et je plonge des doigts las dans mes cheveux longs. Je ne sais alors quelle sombre tempête sème la discorde dans ton esprit. Ta main tremble. Des phalanges jusqu'à ta paume. Je ne parait pas un seul instant terrifié puisque je sais. Je sais que Caelestis, me protège et qu'il châtiera mes ennemis. Il ne peut en être autrement. Qu'es-tu donc pour oser prétendre et penser que tu as prise dans les desseins divins? La vanité des hommes n'a-t-elle donc aucune limite? J'attends alors, puisque je n'ai rien d'autre à faire et que je ne me lèverai pas pour te chasser. Je ne sais pas combien de soupire il te faudra. Combien de vérité tu supporteras. Mais tu tourneras les talons et tu partiras, penaud. Puisque telle est ma volonté.
Et que mes désirs sont des ordres.
***
- Il faut que tu t'en ailles, Esteban.
Je lève la tête presque immédiatement. Il est si rare que l'on m'appelle ainsi! Je repousse les couvertures et je m'extirpe lentement de la pyramide de coussin.
- Sais-tu seulement l'heure qu'il est, mère?
- Est-ce que tu m'entends? Il faut que tu partes. Ils viennent t'arrêter!
Ma main se lève pour aller cueillir les dernières traces de mon sommeil paisible sur mes iris. Mais je n'ai pas le temps de le faire, puisqu'on m'attrape le poignet avec sévérité. Je grogne et je me hisse sur mes chevilles de mauvaise grâce.
- Je ne sais pas quel général tu es allé agacer. Quel fils. Quel cousin. Je t'avais dis. Je t'avais dis pourtant de ne pas te montrer si arrogant! Tu ne sais pas ce qu'ils font aux criminels? Ils les jettent. Vers la terre. Et ils meurent. Tu comprends? Ils viennent te tuer Esteban.
Et c'est dans un battement cil incrédule que j'accueil l'hystérique et funeste prédiction. Je penche la tête et je considère un instant ton visage maternelle et tes traits tirés. Il y a tant de peur dans le ton de ta voix que je ne peux douter un seul instant de la véracité de ta déclaration. J'humecte mes lèvres et j'esquisse un mouvement, vers l'avant. Mes doigts se contractent nerveusement quand je dis:
- Eh... Eh bien qu'ils viennent! Et de quoi m'accuseront-ils? D'outrage? Je n'ai rien fait de mal. Qu'ils essaient de me tuer. Le dieu céleste me sauvera!
Un rire nerveux dans l'estomac. Toi tu t'approches et dans la lumière blafarde de la lune tu sembles avoir vieilli de plusieurs milliers d'années. Je cherche un peu d'espoir dans le fond de tes iris, un sourire vacillant sur les lèvres.
- Il va me sauver, mère.
Tes doigts noueux viennent enserrer mes joues. Ta tête refuse. De droite à gauche. Rejette et balaie tout l'espoir qui s'accroche, désespéré aux dernières syllabes de mes mots.
- Mais si, tu te souviens? Tu m'as dit que le jour de ma naissance le dieu t'étais apparu pour te dire que je lui était précieux et que j'étais destiné à être son porte-parole. Tu te souviens? Il guide ma main et mes prédictions ne sont-elles pas toutes justes? Ne suis-je donc pas un miracle? Ne suis-je donc pas divin? Ne sauvera-t-il pas son messager?
Et à mesure que ma bouche couine, ma volonté s'étiole. Mon courage fuit, ventre-à-terre. Et maintenant mes genoux tremblent en écho à tes menottes.
- Peux-tu me dire Esteban, quand Caelestis a vraiment visité tes songes la dernière fois?
Je lève les mains et j'accroche tes poignets pour les décoller de mon visage. J'ai la bouche qui s'assèche. Mes sourcils se plissent et je dis:
- C'est vrai. C'est vrai qu'il me parle. Et qu'il guide mes mains quand je tire mes cartes et que je prédis leur avenir. C'est toi qui m'as dit- Tu ne peux pas ne pas me croire? Mère. Tu as bien dit qu'il était venu te le dire! N'est-ce pas vrai?
Je cherche une réponse dans tes yeux, mais tu me fuis. Du regard. Je relâche tes mains. Enroule une mèche autour de mon index en marmonnant nerveusement des prières et des jurons. Tu enfournes quelques-unes de mes affaires dans un sac en toile et tu me déclares, sèche.
- Il faut partir Esteban. Tu ne peux pas rester ici. Il faut que tu t'en ailles. Tu te glisseras dans un des bateaux volants de ton oncle Sergio. Il est au courant et il a promis de t'aider. Il faut partir Esteban.
Je secoue la tête et je m'écarte. La gorge nouée. Je souffle:
- Et où penses-tu que je puisse me cacher ? Où?
Je marque une pause. Je ferme les yeux et je lâche dans un soupire incrédule:
- Tu ne penses tout de même pas me faire gagner la
surface ?
Et je le crache, ce dernier mot. Absolument horrifié. Je tourne la tête dans ta direction et je rajoute même, de nouveaux rires nerveux et hystériques dans la gorge. Dans les entrailles qui me secouent désagréablement l'estomac:
-Tu veux que je devienne un nomade?! Non. Non. Non. Tu ne peux certainement pas suggérer que
moi, je ne devienne l'un de ces nomades? Mère. Regarde-moi.
Mais tu ignores. Mes suppliques. Mes questions. Tu installes un maigre paquetage dans les bras. Je n'ai pas le temps de récupérer mes pierreries. Mes rubans. Mes toges de soies. Un peu de ma fortune. Même pas un fruit pour la route ou une étreinte pour donner plus de relief à cet adieu. Rien. Et tu me pousses à la porte. Sans plus rien accorder. Alors que tu m'as si longtemps choyé. Protégé.
Je fixe la porte close de la maison qui m'a vu naitre. Grandir. Briller. Je cherche dans les fenêtres ouvertes un signe de toi. Désespérément.
Pourtant il semble bien que je sois le seul à regarder en arrière.
***
Le bateau grince et le vent le malmène. Je me recroqueville dans la cale, une couverture en laine nouée autour de mes épaules trop frêle. Je suis certain qu'il s'agit de Caelestis qui souffle sa désapprobation.
Ma place n'est pas dans ce rafiot puant. Je devrais être dans ma chambre. Recueillir les messages et les prédictions cachées dans la signification de mes rêves. Tirer les cartes et consulter les arcanes. Je devrais être en train de me faire coiffer. Ou de me prélasser dans une vasque luxueuse. Glisser des lys blancs dans mes cheveux. Ceindre mon corps dans les plus merveilleuses étoffes. Manger des fruits dans une mare de coussin. M'installer dans mon bureau et recevoir les pauvres âmes en quête de réponse. Leur parler des augures du jour. Et ensuite une foule d'amis et d'admirateurs se seraient empressés de venir me divertir. De m'assommer savamment de mille compliments. Dans le but de s'attirer les bonnes grâces de Divine, messager du Dieu.
C'est ainsi que les choses devraient se passer.
Je ne devrais pas être ici. Ils ne devraient pas avoir essayé de m'attraper. De me tuer. Moi?
Moi! Inconcevable. Et s'il s'agissait d'une regrettable erreur? Et si Mère s'était trompée? Je me lève. Bien décidé à demander à mon oncle de rebrousser chemin.
Mais je m'écroule. Mes chevilles me clouent au sol. Mes genoux tremblent refusent de me supporter.
Je secoue la tête et je crève mes yeux avec mes ongles. Mes oreilles avec des rires incontrôlés et laids. Si laids. Mon nez renifle et se bouche. Ma gorge suffoque. Que suis-je en train de faire? De vivre? Je ne peux pas. Je ne vais pas survivre. Je crois que je préférerai que l'on me jette du haut d'une tour.
Non. C'est faux. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir.
Dieu. Viens-moi en aide.
***
Je crois que tout ceci est une épreuve. Une épreuve céleste. Il ne peut en être autrement. J'ai balayé les doutes que ma mère à distillé en moi. J'ai tout refoulé. Comment ai-je pu douter un seul instant? Qu'importe la terre ou la nation dans laquelle je me trouve. S'il y a toujours des nuits à rêver alors Caelestis reviendra hanter mes rêves. Un jour. Il me guidera et me dira ce que je dois faire, maintenant. J'y crois. J'y crois comme je sais que je suis Divine. Qu'il n'existe pas plus beau et plus parfait sur cette terre.
Je surmonterai cette épreuve et je survivrai. Coûte que coûte.
***
- C'est vrai que dans ton ancienne maison tu payais quelqu'un pour s'occuper de tes cheveux?
Je ris, délicat, du ton outragé dans lequel était né cette interrogation enfantine.
- Évidemment, je ne mens jamais. Et puis je suis certain qu'elle l'aurait fait gracieusement simplement parce que je lui demandais. Mais comme je suis charitable je lui donnais une pièce d'or chaque jour pour qu'elle me les coiffe.
Je ferme les yeux alors que tu tire brusquement sur la racine de mes cheveux pour les tresser. Je ne fais pas de commentaires et je pardonne la rudesse de tes gestes puisque tu es la seule nomade qui aies daigné m'écouter depuis mon arrivée.
- Et à moi tu me donnerais une pièce d'or pour que je m'occupe de tes cheveux?
Je secoue la tête délicatement et je soupire. Par réflexe je compte la maigre fortune qu'il me reste dans ma bourse.
- Hélas. J'ai dû abandonner tout mon or là-haut. Dans le ciel.
Tes doigts s'arrêtent un instant. Déçus, sans nul doute. J'expire un soupire. J'ai bien compris que le don, la générosité et l'or vont trop souvent de pair pour espérer d'avantage de considération que cela.
- Mmmmmmh. Tu as de beaux cheveux et j'aime bien les coiffer alors tu n'auras pas besoin de le faire. Après ton intégration tu devrais rester avec notre groupe. Tu me raconteras encore des histoires sur la nation qui vie dans le ciel, d'accord?
Tu déclares sur un ton enjoué. Je hausse un sourcil étonné, alors que tu noues maladroitement mes cheveux avec un morceau de ruban. J'esquisse un sourire et je loue silencieusement l'innocence et la gentillesse des enfants. Puisque tes mots, à eux seuls venaient de chasser mes appréhensions et mes doutes. Qu'importe si la seule oreille plus ou moins attentive de cette assemblée hétéroclite ne soit si jeune. Que les femmes et les hommes me dédaignent encore. Si je peux sourire et rire, alors je peux me permettre de croire en l'avenir. Je me redresse vivement et j'époussette mes vêtements.
- Je veux bien t'accorder encore un peu à l'avenir ma précieuse attention et je te laisserai coiffer mes cheveux, dans ce cas. Mais me parleras-tu plus encore de cette fameuse intégration? Aurais-je droit à un banquet? Une fête pour célébrer ma venue?
Tu ris et tu m'attrape un pan de ma tunique pour me conduire sous une tente large d'où s'échappe une fumée grisâtre. À l'intérieur il y a une femme qui m'attend. Un sourire avenant sur le visage et un fer à la main.
Elle ne semble pas préparer de banquet. Ou de fête.
...
Elle ne semble vraiment pas préparer un festin. D'un coup je me retourne pour fuir loin. Quelque part. Partout, mais ailleurs puisque je crois comprendre trop violemment ce qu'il risque de m'arriver. Mes pieds buttent sur une branche et je tombe. Je m'affale sur le sol. Le nez dans la poussière. J'esquisse un nouveau mouvement de retrait.
Trop tard.
Je hurle. Très virilement. Fort peu gracieux. Je grogne. Jure. Ce qu'il y a de plus terrible comme insultes et comme menace. Sans cesser de penser:
Dieu. Viens-moi en aide.