Une soirée comme les autres, pensais-tu. La salle à manger était animée sur ses deux étages, la deuxième faisant office de salon VIP pour les événements. On y entendait d’ailleurs depuis la mezzanine un groupe invité performer de la musique classique, au plus grand plaisir de ces messieurs et dames cordialement invités pour une réunion quelconque. L’étage du bas était l’étage normal, l’âme du restaurant. Une clientèle hétérogène, mais étrangement similaire animait l’endroit richement décoré. Des nobles provenant des trois nations, des gens qui avaient du fric. Des gens bien habillés, même si aucun code vestimentaire n’était en vigueur. Ton plaisir, c’était de voir quelqu’un de moins nanti manger à la table voisine des riches hommes d’affaires influents. Car même s’il n’était pas donné de venir manger dans un aussi luxueux restaurant, il y avait toujours moyen de contourner le système. C’était un peu ta fierté. De rendre un tel endroit accessible à tout le monde. Une expérience sociale? Pas tellement.

Derrière ton comptoir, en tenue de travail, tu servais les quelques clients qui y étaient assis. Le balafré, qu’ils t’appelaient. Fallait te voir, mais tu avais oublié de camoufler cette vilaine cicatrice avant de rentrer à ton poste. Contrairement aux autres institutions alimentaires, ce bar en question n’était nul autre qu’un bar à café. Des quatre coins du monde, les grains aux arômes les plus prestigieux, c’était véritablement une expérience en soi. Essuyant une tasse, tu cherches à prendre le pouls de la soirée. Les clients semblent satisfaits, une occasion rêvée pour toi de souffler un peu. Les conflits n’étant pas ta force, tu cherchais à les éviter à tout prix.

Par la porte d’entrée s’immisce quelqu’un. Tout de noir vêtu, elle attire quelques regards suspects. «Pas le genre qu’on voit souvent ici», fait remarquer un client à ta droite. Un commentaire qui se voulait désobligeant, teinté de mépris. Tu essuyas la remarque du revers de la main, ne t’attardant pas à ce genre d’inepties. Au contraire, tu étais d’autant plus intrigué, tout en gardant une pointe de méfiance. Tu n’étais jamais trop prudent. La figure fantomatique s’approche du bar où elle prend place, laissant transpercer une voix féminine dans ce demi-silence. Soulagé, un sourire enchanté décrispa ton visage.

«Quelque chose me dit que vous n’êtes pas d’ici, vous! Je suis le propriétaire de cet établissement. Vous pouvez m’appeler Tom. Je peux vous servir quelque chose? Non attendez, j’ai mieux. Expliquez-moi votre souci.»

Une expérience que tu aimais faire avec tes nouveaux clients. Trouver un café correspondant au profil que tu te faisais d’eux. Souvent, tu tombais en plein dans le mille. Peut-être trouverais-tu le café qui correspondait à cette énigmatique visiteuse? Sans quitter la personne des yeux, tu reniflais les différents grains, leur profil caractéristique te venant tout de suite en tête. Tu avais un peu le flair pour ce genre de choses. À défaut de pouvoir lire.

D’un geste adroit, tu aiguisais ton sens de l’odorat sur les différentes moutures de café, cherchant la perle rare qui, si elle ne lui arrachait pas un sourire, lui soutirerait au moins un soupir de satisfaction. L’étrangère, bien qu’énigmatique, dégageait une confiance en soi qui trahissait de simples origines. Son parlé avait l’élégance de la bourgeoisie et malgré son visage camouflé sous cette capuche sombre, élément discordant au sein du restaurant, tu savais bien que c’était pour ne pas trop attirer l’attention. Tu choisis enfin le café, préparant une tasse avant qu’elle ne s’approche de ton oreille pour y déverser des paroles qui eurent tôt fait de taire ton sourire. Mieux encore, ton corps se raidit sous l’interrogation et des sueurs froides glissaient le long de ton échine. Trahissant toute tentative de nier ce que tu savais, elle ne te força pas la main, néanmoins. Au contraire, elle irait voir ailleurs si tu ne lui apportais pas les réponses souhaitées. Soulagé, parce que malgré tout tu tenais à la vie, tu te dis qu’elle passerait au suivant et qu’à partir de là ce n’était plus ton problème. Sauf que… Tu te sentais désormais responsable d’elle.

La vie t’avait enseigné l’art de l’égoïsme, mais également à tendre la main à ton prochain. Parce que mieux que quiconque, tu savais que c’était dur de se relever après avoir merdé. Dans son cas, cela résulterait en une gorge tranchée vite fait et une carcasse encore fumante laissé aux bons soins des charognards qui rôdaient dans le coin. Ta main tremblante résumait très bien ta réticence, mais sans trop te compromettre, tu pouvais au moins l’empêcher de demander la même chose à la mauvaise personne au mauvais moment.

«A…Attendez!»

Trop peu trop tard, elle s’éclipsait déjà, te laissant avec son ultimatum et un goût amer en bouche. Après tout, c’était sans doute mieux que d’en parler de vive voix au milieu du restaurant. Tu versas le café dans un gobelet et lui emboita le pas, regardant nerveusement autour de toi afin de t’assurer qu’on ne t’épiait pas. Tu la rejoignis alors en prenant la sortie des employés. Visiblement concerné, tu lui tendis un café.

«Tenez, votre café. C’est la maison qui offre. Un…Un bourbon pointu, j’ai pensé que vous aimeriez le goût raffiné et délicat…»

Un petit sourire beaucoup trop timide, mais surtout gêné de te retrouver dans cette position. C’était ta bonne action du jour, allez.

«Par…Par rapport à votre question, je ne peux pas vous répondre. Ce ne sont que des rumeurs, vous savez. Toutefois, n’allez pas demander à tout va à propos de sujets aussi sensibles. Vous pourriez tomber sur de mauvaises personnes. C’est…pour votre sécurité. Il y a des règles et des sujets…tabous. Surtout à Okeanos.»

Tu te raclas la gorge, regardant nerveusement autour de toi. Tu espérais l’avoir dissuadé de son projet. Évidemment, tu en savais plus que tu n’osais le laisser paraître, mais trop te compromettre deviendrait dangereux pour ta personne.