help me believe it's not the real me † eddard

Perturbée. C'est un euphémisme pour décrire son état actuel. Les journées qui passent trop lentement, qui semblent s'attarder sur leurs derniers instants ; ça l'ennuie, elle s'ennuie. Et elle passe de plus en plus de temps à Démétrio, comme si la forêt ne l'intéressait plus autant qu'avant. Les loups grandissent et se débrouillent sans elle, ses objectifs sont presque tous atteints. Et elle est entrée dans une routine monotone, où elle se contente de chasser sans plaisir, de découper et de vendre pour vivre.
Kira s'ennuie, Kira veut briser ce quotidien fade.

En général, c'est dans ces moments-là qu'on contacte un proche, qu'on lui propose une sortie pour se changer les esprits. Mais elle n'a personne à appeler, Kira. Personne à aller voir, personne qui pourrait booster son moral. Pourtant elle n'est pas si déprimée, elle semble même aller bien au premier abord.

Bravo Chasseuse, t'as bien joué sur ce coup-là. T'as réussi à te créer une barrière si épaisse que personne ne peut l'écraser. T'es douée.
Cette agaçante voix qui chantonne dans ta tête.

Pour purger sa propre haine du monde, elle s'est mise à chasser encore plus. Ses revenus en ont été boostés et elle a pu élargir son lieu de travail – quelques bouchers lui ont même proposé des prix plus satisfaisants. En un sens, elle était gagnante partout. Mais l'excitation de trouver une proie n'y était plus, et les paroles d'une foutue voyageuse s'étaient imprimées dans son esprit.
Tu ne vaux pas mieux qu'eux.

Ca lui taraude l'esprit, la grignote comme un parasite. Pour une chasseuse, ton comportement est bien minable. Elle a beau se répéter qu'elle n'a rien fait de mal, chacun de ces mots s'est planté dans son crâne comme autant de petites dagues – et c'est extrêmement désagréable. Elle feint le détachement, mais ce qui devait arriver arriva.
Elle a loupé une proie de choix. Un gros sanglier, qu'elle aurait pu tuer en transperçant sa gorge. Au final, c'est sa défense qui a rencontré son bras et qui lui a laissé un joli trou.

Le soir, profondément agacée, elle est sortie de son taudis après avoir nettoyé la plaie une énième fois, le membre enroulé dans des bandages déjà tâchés de sang. Elle claque la porte derrière elle et traverse le quartier, d'abord dans l'intention de se reposer dans la forêt ; mais le bruit provenant de la grande place l'attire un instant, une pulsion la pousse à dévier de sa trajectoire. Un peu perdue, elle tâtonne métaphoriquement dans la ville et ses yeux embrassent la place Soliculus. Son masque est retiré, laissant son visage à nu ; mal à l'aise, elle slalome entre les habitants le plus discrètement possible, ignore les râleurs qu'elle bouscule et se contente d'observer.

Elle n'était pratiquement jamais allé là, préférant largement le temple et les environnements naturels où la population est moins dense. Son palpitant part un peu en vrille mais la curiosité la pousse à poursuivre son périple, à explorer tout le lieu. Tendue mais pas complètement stupide, elle garde ses armes bien rangées et attrape dans un geste quasi impossible à remarquer une petite brochette devant un stand bondé. S'enfuyant lâchement avec son délit, elle la dévore en poursuivant son chemin ; le bruit est constant, tout le monde parle et quelques pauvres semblent faire de la musique pour obtenir un peu d'argent.

Sans une once de compassion pour les gosses à l'allure pauvre qu'elle croise, Kira ne s'arrête que devant un bar et s'assoit contre un mur à côté, un peu épuisée.
L'avantage à ne connaître pratiquement personne, c'est qu'on vous fout la paix. Et qu'en voyant tout ça, qu'en écoutant simplement, elle est déjà un peu détendue. Un peu.

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Elle ferme les yeux et s'appuie contre le mur, presque mélancolique. Et elle se complait dans cette immobilité, se laisser bercer par les bruits ; s'habitue à leur présence. Elle essaye de se sentir à sa place, d'être aussi naturelle que les autres. Même si c'est étrange pour elle, de voir autant de monde – ça n'avait pas été le cas depuis qu'elle s'était installée. Accueillie par de parfaits inconnus, elle les avait bien vite chassés de sa propriété et n'avait plus jamais ouvert la porte aux visiteurs.

C'est ce premier acte qui l'a fait connaître dans le voisinage comme une sauvage, une fille sans manière et une asociale pure. Jusqu'à ce qu'ils connaissent sa profession et son expérience – jusqu'à ce qu'ils parlent d'elle avec la peur au ventre. Pourtant Kira n'avait jamais – ou presque – tué d'humains. Elle en avait humilié un bon paquet et avait reçu son lot de honte, mais la mort d'un être humain ? Pratiquement jamais.
Enfin, qui sait ?

Les murmures autour d'elle lui rappelle l'époque où elle tentait de vendre sa viande – quand on l'abordait encore, qu'on lui demandait son nom et qu'elle se contentait d'esquiver. Quand on lui demandait d'enlever son masque et qu'elle grognait. Un soupir nostalgique glisse d'entre ses lèvres ; elle n'aimait pas cette période mais est particulièrement fière du résultat.

« Tu t'es perdue ? Un sursaut prend ses épaules, elle rouvre les yeux et se braque instantanément – mais le visage de l'interlocuteur réussit à l'empêcher de sortir les griffes. Un sourire factice se plaque sur son visage, mais avant même qu'elle puisse répondre il la devance. Allez viens. Je te paye un verre. »

Elle se retient de lui rire au nez et, dans un effort social considérable, se lève pour accepter. Si d'ordinaire elle se serait simplement barrée sans même lui accorder une once d'attention, cette fois elle le suit presque docilement. « J'ai jamais bu. » C'est soufflé d'un ton presque honteux, alors que c'est l'évidence même.

Une sauvageonne ne boit pas, une sauvageonne ne s'offre pas ce genre de plaisir. Même en privé. Nouveau léger grognement et elle s'engouffre dans le bar à la suite d'Eddard, un peu mal à l'aise malgré tout ; non seulement c'est la première fois qu'elle entre dans ce genre d'endroit avec l'intention de consommer, mais en plus elle n'est même pas sûre de pouvoir faire confiance au nomade.

Pas un mot n'est prononcé de son côté, elle a l'impression qu'il a deviné si vite qu'elle n'allait pas spécialement bien que c'en est troublant. Un coup d'oeil lui suffit à passer sa commande – un gin tonic, la seule boisson dont son adorable aîné – sarcasme – lui avait parlé. Elle ne connaît que ce cocktail et la bière, sans pour autant y avoir goûté ; et quand le liquide pourtant frais lui brûle la gorge, c'est au prix d'un effort presque surhumain qu'elle ne crache ni ne tousse.

Incapable de retenir une grimace, elle pose sèchement le verre et s'installe plus confortablement, jetant un regard à Eddard par-dessus le récipient. « Alors ? Qu'est-ce qui t'a donné envie d'venir ici, Vagabond ? » Une ombre de sourire glisse sur son visage, fugace. Non pas que ça l'intéresse vraiment, mais ne rien dire rendrait la situation … Gênante.