Le jour artificiel se levait sur le district 666. Installée sur un tabouret à l'une des rares fenêtres qui ajouraient les façades lézardées de leur foyer, Nyx émit un long bâillement. C'était terminé. Jusqu'à la nuit prochaine. Elle fit glisser de son épaule le poids réconfortant de son fusil de chasse et termina d'une lampée ce qui restait de sa barquette de lait.
Il y avait deux ans maintenant qu'elle se chargeait des gardes nocturnes à la place des parents. Doublement utile. Ça l'exerçait au tir tout en cultivant leur réputation – c'est-à-dire leur sécurité, à tous les quatre. À la tombée de la nuit, chaque bâtisse – surtout celles qui semblaient à peu près intactes –, devenait immanquablement une ruine en puissance, menacée d'incendie et de rapine. Nyx avait appris à effrayer d'un coup de feu quiconque s'approchait trop près de leur porte. La maison avait brûlé en partie quelquefois ; les responsables étaient les seuls qu'elle avait abattus.
De mois en mois, d'années en années, les Moira avaient consolidé leur humble bicoque. Les parents inventaient, construisaient comme ils pouvaient au moyen de pièces récupérées qui laissaient parfois à désirer. Et plus les jours passaient, plus le nombre de douilles à ses pieds, le matin venu, se réduisait. L'intimidation fonctionnait.
Nyx croyait naïvement – et d'autant plus férocement – en ce dieu Okeanos, qui leur permettait de survivre dans des conditions invraisemblables et allumait dans l'esprit des hommes l'étincelle de la création. Mais pendant toutes ces longues nuits passées à faire le guet, elle croyait avant tout en la loi du plus fort. Elle-même s'était parfois livrée au jeu avant de prendre pleinement conscience que certains n'avaient rien demandé à personne, et que la misère du district 666 consistait précisément en cet amalgame cruel, injuste, de réfractaires bienveillants, jetés là arbitrairement, et de gros porcs – ou truies – dégueulasses qu'il était plus qu'urgent de châtrer.  Elle n'en était pas sortie adoucie, ni meilleure. Mais sans en avoir vraiment conscience, elle avait alors mûri. Voire vieilli.

Entendre le bruit de pas familiers dans la maison lui arracha un soupir où se mêlaient une tendresse secrète et de l'apaisement. Elle s'étira longuement, sans grâce, et se redressa – heurtant quelques douilles qui roulèrent au pied du canapé – pour abandonner le fusil de chasse dans l'angle du mur. Elle boitait encore un peu. Ses prothèses, pour l'instant, lui donnaient toujours l'impression d'être juchée sur des échasses trop hautes pour elle. Il y avait une maladresse, une forme de cassure dans sa démarche qui suggérait celle d'une grue cendrée.
Elle aperçut Strife dans l'encadrement de la porte juste avant de s'avachir dans le canapé.

« Salut bébé. » Nyx savait que sa sœur lui arrachait la langue par la pensée chaque fois qu'elle l'affublait d'un surnom niais – original ou non. Elle poursuivit, un sourire goguenard aux lèvres, comme indélogeable. « Le bruit des coups d'feu t'a pas trop empêchée d'dormir ? » En vérité, il n'y avait pas eu que les coups de feu. Certains avaient été ponctués de « Là ! Dans ton cul ! » et de « Et t'avise pas d'revenir ou j't'allonge les couilles jusqu'à pouvoir t'étrangler avec, putain d'gros sac à merde !! »

… Sa santé. Les sourcils et la bouche de Nyx s'arrondirent brièvement de perplexité. Elle jeta un coup d’œil à ses prothèses et émit un petit grondement. Celle de la jambe droite disparaissait sous son short. L'ensemble de fil et de métal n'était pas très esthétique. C'était un corps mort qu'il fallait toucher longtemps pour lui communiquer la chaleur du corps humain. Elle qui se fichait de ce que l'on pouvait bien penser à son sujet, mais qui, d'une sensualité maladroite, avait tout de même montré ses jambes durant de longues années avec la plus parfaite désinvolture – renforcée par l'insouciance que conféraient la puissance et la perfection d'un corps jeune –, se demandait parfois si elle ne s'inhibait pas tout de même un peu.
Il lui semblait difficile d'étreindre avec ces jambes-là.
À moins de vouloir tuer par asphyxie.
Elle déglutit péniblement – bien malgré elle –, cilla fébrilement le temps qu'une pensée trop complexe pour son esprit simple lui échappe.
Sans vouloir l'admettre, Nyx ne vivait pas le « perfectionnement » aussi bien que Strife. Elle n'était pas encore tout à fait convaincue de la solidité – pourtant réelle – de ses prothèses et en éprouvait toujours une sorte de vertige tout physique. Elle avait la sensation de n'être encore qu'un tronc à bras, et chaque pas, qu'elle ne sentait plus qu'à hauteur de cuisse, constituait pour elle une sorte de petit miracle. Courir n'était pas encore envisageable. Par conséquent, rester postée à la fenêtre, à attendre, à chasser les intrus, avait quelque chose de rassurant : à défaut de maîtriser entièrement son corps comme c'était le cas avant, elle se donnait ainsi l'impression de n'avoir pas perdu tout pouvoir sur la réalité.

Tout ça n'avait duré qu'une poignée de secondes. Sa moue disparut et le sourire qui l'avait précédée reprit ses droits. Nyx manifestait toujours une béatitude canine quand sa sœur jumelle se trouvait à ses côtés.

« Ça roule. Y en a qu'ont dû chier dans leur froc sévère. » La nuit n'avait pas été trop agitée, cela dit. « T'as prévu que'qu'chose ? » Nyx ne dormait qu'une fois épuisée. C'était comme devoir s'assommer contre un mur pour enfin pouvoir s'assoupir. Elle avait non seulement trop d'énergie à revendre, mais encore le district 666 ne permettait pas vraiment à ses résidents de dormir sur leurs deux oreilles.
Elle s'empara du sachet que lui tendait Strife – la remercia d'un froncement de nez – et se redressa vivement en position assise pour ne pas commencer à somnoler. D'une main, elle tapota la place à côté d'elle pour inviter sa sœur à la rejoindre, de l'autre, elle se remplit grossièrement les joues d'amandes et de fruits séchés. « Tchafais pas pfupfôt un 'ros kâfeau au phocolat a'ec pfein d'crrrème. Et du pfoulet rrô'i. Et des ppffrrites. » Elle avala après avoir mastiqué résolument. « Et d'la pastèque. Putain j'buterais et j'vendrais mon cul pour d'la pastèque, Strife, tu peux pas savoir. »

Nyx tourna des yeux joyeusement stupides vers elle. Inutile d'insister en lui demandant comment elle allait. Sa sœur avait une façon de détourner les questions d'elle, comme si les considérations physiologiques ne la concernaient pas. Nyx ramena inélégamment ses jambes en tailleur sur le canapé, se rengorgea à la façon d'un crapaud et laissa libre cours à un rot retentissant – le genre de rot généreusement livré avec de la surenchère dedans, presque à en faire trembler les murs. C'était aussi une façon de confirmer qu'elle était en bonne santé, signifia-t-elle d'un regard très bêtement fier et espiègle à sa sœur.

« Bon, alors ? On commence par où ? Ça fait des s'maines que j'te vois t'casser la nénette... »

Recruter, hein. Nyx eut une moue dubitative.
La perspective d'une nouvelle arme à essayer l'enchantait étrangement beaucoup plus, en dépit des risques. La logistique à respecter différait en fonction de la taille de l'arme. Plus c'était gros, plus ça coinçait – pardon. Le prototype du lance-roquettes, par exemple, n'était pas encore tout à fait abouti et la déflagration lui aurait coûté un bras – voire davantage – sans les protections de cuir et le casque dont sa mère la saucissonnait à chaque essai. Celle-ci n'avait pas encore résolu le problème de la flamme arrière. Elle y travaillait tout en couchant sur le papier d'autres modèles – celui que Nyx préférait, et de loin, était un genre d'arme à plusieurs canons rotatifs – à défaut de pouvoir réunir toutes les conditions nécessaires à une expérimentation permanente : dans le district 666, la misère s'entassait et les terrains vagues pouvaient manquer. Les détonations des grosses armes, de surcroît, attiraient facilement l'attention, se fondaient moins dans la masse des petits calibres plus fréquemment utilisés ; difficilement maniables, nécessitant un recul parfois trop important, le manque de stabilité – même un genou au sol – rendait la trajectoire incertaine et partant, le tir dangereux.
Ces armes n'étaient pas encore prêtes. Un peu comme Strife et Nyx. Mais ça viendrait.
Pour l'heure, Nyx se contentait de rêver et d'admirer. Les armes à feu avaient à ses yeux le genre de beauté qui fait pleurer, le genre de plastique parfaite qui émeut au premier regard.
On lui avait dit qu'ailleurs, dans les contrées célestes notamment, les armes blanches étaient toujours plus répandues que le feu et la poudre.

Elle eut un haussement d'épaules pour elle-même et, à grand renfort de grimaces et de grossissements de narines, tâcha de déloger du bout de la langue ce qui lui restait d'amandes entre les dents. Sans en avoir l'air, elle écoutait attentivement sa sœur jumelle.
Elle n'aurait pas dû.
Strife, avec son paradoxe, la fit méchamment buguer sur l'une de ses grimaces très raffinées – et fort valorisantes pour sa physionomie, n'est-ce pas. Afin d'y échapper – et de ne pas exploser –, Nyx s'efforça de croire que ce n'était qu'une boutade et que sa sœur avait seulement la gentillesse de lui supposer assez de subtilité pour comprendre – non. Par conséquent, durant le silence de réflexion qu'observa Strife, Nyx pouffa, puis eut un rire gras qui s'acheva sur un « Tékon. » de connivence.
Seulement, Strife faisait rarement dans l'humour. Et l'obscurité dans la cervelle de Nyx devint complète. Elle imagina très concrètement des pêcheurs et surtout des poissons. L'incompréhension donna à ses sourcils l'inflexion très particulière que l'on retrouve chez les chiens lorsqu'ils inclinent la tête sur le côté pour manifester leur désarroi existentiel. Ses yeux reflétèrent le néant de son esprit à cet instant et suggérèrent de fait deux trous noirs, où toute trace d'intelligence se faisait immédiatement bouffer.

« … Euh. OK. Mais tu peux pas la r'faire avec des poulets, steuplait ? Ou des lapins. J'aime pas trop l'poisson. » Elle avait tout le potentiel d'une harengère, pourtant. « Et ça pue. J'veux dire, les gens voudront pas rester sur la barque si ça pue, tu vois ? T'es pas d'accord ? T'es d'accord. Hein. » Oh, le pire ? C'est que ça se rejoignait, au fond – fond que Nyx s'apprêtait à toucher, par ailleurs. Parce que, la sottise aidant, elle faisait maintenant du surplace et surchauffait. « … Tu m'diras, un poulailler, ça fouette grave aussi. »
Strife, aie pitié de ta sœur et aide-la.
Non attends.
Soudain, le fond de son œil s'éclaira.
« Hé mais. Un poulet ou un lapin, genre, c'plus facile à shooter qu'un poisson en cas d'pépin. Alors si les gens s'mettent à puer aussi, j'les shoote. J'ai bon ? » Ca n'avait ni queue ni tête. Un peu comme Nyx, d'ailleurs. Mais elle se comprenait. « On va carrément faire ça avec des poulets, bébé. »
Restait le problème du « choisir convenablement et avec soin ». Au marché, Nyx choisissait ses pêches plus à leur aspect de cul qu'à la nuance de leur incarnat, tu vois. C'était pas gagné.
« C'est quoi les critères ? » Elle se remit maladroitement debout pour aller chercher de quoi écrire dans un petit meuble branlant.
Oui, elle savait écrire.
Vite fait.
Son papa lui avait appris.
… Au pire, elle dessinerait des bonhommes en bâtons pour se repérer. Elle revint s'asseoir auprès de sa sœur, le stylo dans la main gauche. « Comme ça j'oublierai pas. Tu veux quoi comme type de poulet ? » On file la métaphore comme on peut.

Nyx avait bien sûr une écriture et une orthographe absolument dégueulasses. Il faudrait faire avec.
Elle ne comprit pas le terme « leste » mais, familière à l'idée d'un chapardeur, et surtout aidée par le terme « rapide », elle dessina de sa main gauche un peu contorsionnée, avec application, de grossières petites ailes aux pieds du « peti veau leur » ; un bout de langue, indice de sa concentration, franchit peu à peu le rempart de ses lèvres.
Après avoir terminé son premier chef-d’œuvre, elle feignit de prendre un peu de recul pour le contempler avec satisfaction. Heureusement, Strife lui laissait le temps de « bien » dessiner, songea-t-elle naïvement. Elle commenta.

« Et j'lui fais un deuxième trou d'balle s'il s'amuse à nous baiser l'moindre truc, le p'tit enfoiré. »

Nyx savait que sa sœur comptait sur elle pour stimuler puis entretenir la fidélité des futures recrues. Mais elle n'était pas tout à fait confiante à ce sujet : la sympathie, malheureusement, ne suffisait pas toujours pour tenir en bride la malveillance potentielle des individus. Surtout si elle embrigadait d'abord les mécontents – à peu près sains – du district 666. Au-delà de leur territoire, la fiabilité était encore moins garantie.
Il faudrait à coup sûr trahir et être trahi. Et ces circonvolutions-là suffisaient à lui donner mal au crâne, à lui donner envie de tout faire sauter – si seulement elle avait su où frapper.

Ne souhaitant pas (y) penser davantage, elle griffonna rapidement un bonhomme-tapisserie – curieusement légendé « plente verte » – à motifs phalliques puis se jeta corps et âme dans le croquis d'une « roh ouais, grave, une allumeuse à gros nibards » qu'elle ponctua d'un petit rire gras persistant au fond de la gorge. « Voilà. Gros et fermes. » Elle fut légendée « bonass ». Et pour ne rien perdre du schéma auquel pensait Strife, Nyx dessina en prime autour de la « bonass » deux bonhommes en bâtons masqués, pourvus d'un groin de cochon, d'une queue arrière en tire-bouchon, et d'une queue avant qui piquait du nez, chacun légendé « cochon bande-mou » – orthographié correctement, sans surprise, n'est-ce pas. Consciencieusement, elle améliora pour finir l'arrondi de l'un des seins et hocha la tête, comme fière du résultat.

Enfin son regard coula lentement vers sa sœur jumelle à l'évocation de « gens qui savent dessiner et écrire. » Nyx eut un froncement de nez significatif mais se remit à dessiner, sans rien perdre de son application. Les dernières directives lui arrachèrent un grognement.

« Ouais. Mais comment j'sais qu'c'est l'cas, moi ? » Il leur faudrait s'assurer un coup d'avance pour chaque recrue, considérer pour chacun l'éventualité d'une trahison et se donner les moyens de retomber sur leurs pattes en cas de coup dur. Nyx ouvrit la bouche pour en faire part à sa sœur mais elle ne parvint pas à rassembler ses idées de façon cohérente.
Elle eut l'air con.
Pour se distraire de son propre échec, elle passa à autre chose.

« J'imagine qu'on commence par recruter dans l'district. Dans les autres aussi. Mais après ? Va falloir sortir de là. S'im-... Se... Ouais, bon, se planter ailleurs, quoi. On peut pas s'contenter d'remonter comme du vomi. » Un temps. « Faudrait au moins tâter l'terrain. J'aime bien ça, tâter. » Il y avait de l'espièglerie dans sa voix.

Ce dictateur invisible. Elles ne connaissaient même pas la façon dont il jouissait de son incognito. Se contentait-il de rester à l'abri, quelque part, flanqué de sa garde personnelle, ou se mêlait-il vicieusement à la foule pour en partager le quotidien le plus ordinaire ? Il fallait reconnaître que c'était là un coup de maître. Qu'il n'y avait plus qu'à balayer d'un autre coup de maître.
En gros...

« On a pas l'cul sorti des ronces, quoi. » Nyx bougonnait mais n'était pas assez cérébrale pour se complaire dans le pessimisme. Sa simplicité lui donnait par bonheur assez d'endurance pour tourner longtemps en rond, sans se décourager. Son énergie, parallèlement, l'empêchait de s'avachir dans une réalité en apparence dépourvue d'issue et la poussait à saisir au vol toute occasion d'agir dès qu'elle se présentait. Oui. Elle saurait tirer avantage de sa cervelle atrophiée. Strife le lui apprendrait. Strife possédait ce merveilleux atout qui consistait à savoir faire feu de tout bois.

Après avoir griffonné les dernières directives, Nyx déposa stylo et papier sur l'accoudoir du canapé, puis vint envahir sans la moindre retenue l'espace vital de sa sœur. Elle s'étendit de tout son long, sur le flanc, posa la tête sur ses cuisses et enroula un bras possessif autour d'elle. C'était sa manière de dire qu'elle aurait également trouvé plus simple de pouvoir s'en tenir au duo de choc qu'elles formaient pour anéantir cet ennemi encore trop puissant pour elles.
Elle étouffa un bâillement tout contre le ventre de Strife. Il y avait tout de même quelque chose d'excitant dans la perspective d'unir des personnalités différentes autour d'un but similaire – et non pas identique. L'enthousiasme lui embrasa les veines pendant un court instant.

« Un type calé en informatique. », marmonna-t-elle. « C'est c'qui nous faut pour tout ça. J'pense bien à quelqu'un... » Elle eut un vague sourire, mais trouva manifestement inutile d'en dire davantage. La coupure de journal que lui tendit sa sœur acheva par ailleurs de la distraire. Elle roula sur le dos pour lire – très grossièrement. « La Société, hein. » Elle connaissait le nom de l'enseigne, tout simplement parce que le gérant avait eu l'idée un peu folle d'ouvrir sa boîte dans le coin le plus craignos de Galiea. C'est aussi ce qui contribuait à sa renommée. Par contre, elle ignorait encore les rumeurs qui circulaient autour de l'établissement. « OK. Mais euh. Pour quoi faire, au juste ? J'suis pas sûre qu'on ait qu'ça à foutre, bébé. »

L'endroit était pourtant tout indiqué puisque s'y mêlaient des individus issus de milieux très différents. Il permettait une belle vue d'ensemble, en somme, sur le plan social comme idéologique. Nyx le comprit à retardement. « … Ah ouais. OK. C'est bon, j'ai capté en fait. » Strife se chargerait de lui apprendre le reste. Il était bien plus facile pour elle d'envisager la question vestimentaire, aussi se mit-elle à y réfléchir en considérant avec une moue peu convaincue le débardeur à grosse tête de mort qu'elle portait.

« J'y ai jamais foutu les pieds. », grommela-t-elle en reniflant. « C'est comment ? Tu sais ? Faut qu'j'aie l'air d'une salope ou d'une nonne ? »

Le style vestimentaire de Nyx ne connaissait pas vraiment de limites. Elle n'affectionnait pas particulièrement les couleurs vives en-dehors du rouge et du bleu électrique. Et si elle maîtrisait sur le bout des doigts le look androgyne ou classique, elle préférait ordinairement se promener le bide à l'air et mettre des jupes au ras du cul. Elle chérissait sa liberté de mouvement et se moquait bien de lui sacrifier la pudeur ou ce qu'on appelait communément le « bon goût » ; enfin il y avait longtemps qu'elle n'entendait plus les « On voit ta culotte. » gênés ou railleurs qu'on pouvait lui adresser quand elle courait, sautait ou s'asseyait inélégamment les jambes écartées. Maintenant, fort heureusement, elle portait systématiquement des collants épais.

D'une nonne qui ne serait pas contre devenir une salope. Ça avait le mérite d'être clair. Nyx se redressa aussitôt pour aller fouiller dans l'une des armoires qui épousaient les murs de la pièce. Les rumeurs qui circulaient au sujet de La Société se vérifieraient peut-être. Et après ? Suffirait-il d'écouter ? De leur côté, les agents de la police secrète ne se gênaient pas pour capturer les individus suspects afin de les soumettre à la question – et peut-être finiraient-elles par y passer aussi. Ce n'était pas difficile à savoir : les victimes devenaient très remarquables après avoir été torturées, quand elles ne mouraient pas de leurs blessures – physiques ou psychologiques. Nyx grimaça. Pourquoi ne pas leur faire subir la même chose ? Strife en avait sans doute déjà eu l'idée.

Mais le repérage d'abord. Et le recrutement de mentalités plus solides que le titane, étrangères à la mesquinerie et à la bassesse. Dans la mesure du possible. Leurs frasques avaient pour l'instant l'avantage de l'anonymat. Les parents Moira n'avaient jamais caché leurs opinions. Mais on ne quittait pas Galiea ainsi. Nyx ignorait tout ce qui avait pu entourer leur départ. Peut-être avaient-ils été surveillés un temps pour avoir délibérément choisi une vie dont personne n'aurait voulu. Peut-être avait-on finalement estimé que le quotidien au sein du district 666 constituait une punition suffisante. Sans doute avait-on eu d'autres chats à fouetter. Ici, songea vaguement Nyx avec un sourire mauvais, le nombre de malfrats avait quelque chose de rassurant. N'y vivaient que des mécontents par définition. C'est-à-dire des rebelles en puissance. Tous. Il devenait difficile pour la police d'y brasser. Leur nom à elles, au bout du compte, ne serait qu'une couverture parmi tant d'autres. Le cacher, le taire, lui avait expliqué Strife, aurait précisément été suspect.
Sa tenue enfin choisie sur l'avant-bras, Nyx se retourna vers sa sœur jumelle. Elle faillit lui répondre que ses jambes avaient été tranchées. Reste involontaire d'amertume.

« Ca a l'air de bien prendre. » Nyx, grâce soit rendue à Okeanos, avait déjà échappé à la mort par hémorragie et par infection. Elle craignait encore un rejet des prothèses. « J'vais m'doucher vite fait. T'en vas pas. »

La douche acheva de la réveiller. Elle reparut vêtue d'une robe courte rouge grenat, cintrée au moyen d'une ceinture, assagie par des collants opaques sous une paire de bas noirs – elle avait fait l'effort de ne pas les dépareiller –, et rendue un peu plus effrontée par les Creepers dont elle avait alourdi ses pieds. « Tada ! » Strife aiguisait impassiblement ses couteaux. Nyx ne se dégonfla pas. « Col à boutons. Nonne. » Elle les déboutonna. « Petite allumeuse. » Mais elle ne sut pas tenir son personnage : la petitesse de sa poitrine suffit à la distraire et lui arracha un grommellement – « Ca fait pas rêver, quand même. » Elle se dirigea de nouveau vers son armoire pour y chercher de quoi rembourrer un peu, jusqu'à ce qu'une idée lumineuse – mais si. – ne suspende son mouvement ; elle leva son index tendu pour se donner l'air d'avoir trouvé la solution, et se remit à contrefaire ladite petite allumeuse devant sa sœur. Air faussement ingénu. « Je sais bien, mes seins sont petits. Mais ils tiennent dans la main. Que demander de plus ? » Nyx devait fournir un effort surhumain pour ne sacrifier aucune syllabe, n'émettre aucune grossièreté et... battre des cils tout en ramenant sa bouche en cul-de-poule. Très légèrement. Pour ne pas tomber dans la caricature – ah. Sa vraie nature ressurgit brièvement dans un sourire narquois plein de dents, puis elle poursuivit en désignant la longueur de sa robe. « Vous savez Monsieur, je suis un peu comme ma jupe : j'attends d'être soulevée. » Frénétique battement de cils. Un temps. « J'peux être subtile, t'as vu. » Non. « Hein. T'as vu. » Elle reboutonna machinalement son col, avant d'avoir un petit sursaut – une illumination malheureuse, là encore. « Attends. La grosse chaudasse super agressive. Pour les becs de moule qui perdent leur temps à s'écouter pisser. » Nyx s'approcha de sa sœur et, mains sur les hanches, peinant à garder son sérieux, s'inclina vers elle en rivant ses yeux sur les siens. « J'aime pas trop les types qui tournent sept fois leur langue dans leur bouche avant d'daigner la foutre entre mes cuisses, Monsieur. » N'y tenant plus, Nyx se laissa tomber à côté d'elle dans un éclat de rire disgracieux. Et quand elle eut repris son souffle. « Avoue qu'j'aurais grave réussi à t'pécho si j'avais pas été ta sœur, bébé. »

Enfin, cessant magnanimement de faire le pitre, elle tendit un chouchou à Strife, l'air de rien. « Tu m'fais ma tresse ? ♥ »

Oh. Le sourire de Strife, aussi maigre soit-il, ne lui avait pas échappé. Nyx l'avait reçu comme une caresse, un baume chaud sur le cœur. Une tasse de chocolat bien épais.
Du rab de frites.
Ça la remuait immanquablement. Elle en garda le spectre dans l'esprit aussi longtemps que possible. Mais chaque mot proféré par Strife semblait devoir l'effacer un peu plus de sa mémoire. Nyx avait beau tenter en permanence de la dérider, sa jumelle en revenait toujours, toujours à des considérations strictement pratiques et mortifères. Même dans les moments les plus improbables. Le sourire de Nyx, lui, jusque-là fermement ancré dans son visage, devint un peu plus vague l'espace d'un instant. Puis se réaffirma.  Elle se montrait souvent beaucoup plus désobligeante que n'importe qui.

La tension de son corps s'amollit progressivement à mesure que Strife la coiffait. Nyx adorait qu'on lui touche les cheveux. Loin d'en être vaniteuse ou avare, elle les livrait volontiers aux caresses qui, chaque fois, lui hérissaient agréablement la nuque. Ses paupières s'alourdirent légèrement de bien-être. Elle en vint à oublier le métal qui avait d'abord doucement effleuré son crâne. Jusqu'à ce qu'un timbre de voix très particulier ne la rappelle aux formalités astreignantes qui les attendaient toutes deux.
L'androgynie de Strife avait quelque chose d'assez impressionnant. Ce n'était pas tant la carrure, qu'on associait sans doute plus volontiers au genre féminin – ou monstrueux – et qui dans un même temps empêchait paradoxalement toute sexualisation. C'était plutôt dans l'économie de ses gestes, dans les nuances de ses regards et l'inflexion changeante de sa voix où subsistait bien entendu, pour une oreille avertie, un fond commun. Il y avait longtemps maintenant que Nyx ne se retournait plus pour évaluer le contraste entre l'apparence si familière de sa jumelle et la figure du parfait étranger que suggéraient savamment les modulations de sa voix. Cependant elle ne manquait jamais d'y percevoir très vaguement une redistribution des attributs qu'on prêtait ordinairement – et arbitrairement – aux hommes et aux femmes, non sans en éprouver une sorte de vertige.

Mais enfin. Trois mots ?
… Nyx cilla à plusieurs reprises. Puis disjoncta. Une vingtaine de « Putain. » avait défilé dans son esprit prématurément épuisé par la difficulté de la réflexion. Et le patron ne se satisferait probablement pas du « C'est quoi ces conneries. » qui lui échappa spontanément. Nyx était au mieux un voyou, au pire une véritable catastrophe voire une apocalypse, surtout quand sa sœur l'accompagnait ambulante. On lui trouvait peu de qualités. Drôle ? C'était très relatif. Son humour donnait souvent désespérément envie de s'allonger par terre et de se laisser mourir.
De l'énergie – « C'est quoi d'jà l'mot pour dire que t'es une pile électrique qu'a l'air de s'recharger avec sa propre pisse ? » Nyx n'était pas une fille à concepts ou à notions. Maintenant que l'intégralité de sa cervelle venait de griller, elle ne pouvait plus s'exprimer que par périphrases.
De l'endurance, mais d'un point de vue physique seulement : en fonction des circonstances, sa patience pouvait franchement laisser à désirer. Elle fronça pensivement le nez : « Et l'mot pour dire que t'arrives à supporter longtemps la fatigue ? Jor un gonze qu'arrive à tirer plusieurs coups sans dev'nir tout mou du sguègue, on dit qu'il est... ? »
Nyx oublia d'évoquer sa bonne humeur chronique tant ses insuffisances la renfrognaient. Elle rentra boudeusement la tête dans les épaules.

« Bah ! J'aimerais bien t'y voir, toi. Tu dirais quoi ? » Elle songea aussitôt que Strife n'aurait aucun problème. Intellectuellement parlant, elle était parfaitement armée. Nyx eut une moue mi-envieuse, mi-admirative.

Méthodique, travailleuse et disciplinée. Nyx ne retint que le deuxième adjectif, parce qu'elles l'avaient en commun, et trouva le moyen d'en tirer une satisfaction toute candide. Elle hocha la tête, faussement pensive, un peu étourdie par la recherche et le manque de sommeil. Aussi, quand sa sœur se laissa aller contre les oreillers, elle y vit très ingénument une invitation et revint allègrement s'avachir sur elle.
La métaphore des fauves lui coula dessus comme de l'eau sur les plumes d'un canard. L'alternative du mensonge aussi. Elle avait déjà trop de mal à se définir en quelques mots pour parvenir à mentir de façon crédible sur ce qu'elle était ou n'était pas. Elle avala de travers en s'imaginant dire d'elle-même qu'elle était méthodique et disciplinée, dut se redresser pour tousser à son aise.

Le « Prête, bébé. » qu'elle retourna à sa sœur en fut quelque peu altéré. Son engagement n'en était pas moins solide. Nyx souriait maintenant trois fois plus que Strife, à s'en déchirer les joues. Elle avait des papillons dans le ventre. À force, la peur était devenue une sorte d'alliée, une autre forme d'excitation. Elle ne mesurait absolument pas la distance qui les séparait de leurs objectifs, mais comptait bien être là, toujours là, pour tomber à la place de sa sœur et rattraper le moindre de ses faux pas. C'était probablement un vœu superflu. Strife savait changer une erreur en coup de revers.

« Descends, j'te r'joins. »

Nyx se remit enfin debout pour enfiler son holster d'épaule et y glisser deux Taurus Raging Bull. Malheureusement, elle ne pouvait pas se permettre de débarquer à Galiea armée d'un fusil d'assaut. Elle vérifia soigneusement ses munitions, puis dissimula le tout sous un blouson en cuir. Une hésitation avant de franchir le seuil de la pièce, cependant. Un p'tit rail pour se booster un peu ?
Non. Mieux valait rester sobre. Elle se savait encore fragile moralement, c'est-à-dire incapable de lutter contre la puissante addiction de la drogue. Et Strife ne pardonnait pas ce genre d'écarts.

Elle descendit les escaliers – prudemment, et ça la tuait –, trouva ses parents attablés face à leur café matinal. Ses bras vinrent s'enrouler tendrement autour des solides épaules de son Papa. Après avoir échangé avec lui quelques mots – ou grognements affectueux –, égaré un pet de bouche taquin au creux du cou de sa Maman, Nyx rejoignit enfin sa sœur dehors. Il était temps. Elles trouveraient sans doute de nombreuses dépouilles en traversant le district. Rester ensemble était un moyen d'éviter ce genre de surprise désagréable, de ne pas se découvrir l'une l'autre, un jour, éventrée ou égorgée, l'entrejambe poisseux et déchiré. Après plus de vingt-cinq ans passés à survivre dans les pires conditions, chacune se suffisait à elle-même ; mais Nyx tenait au duo qu'elles formaient ainsi qu'à son rôle de chien de garde. Elle marchait un peu en retrait, les yeux partout.
Avoir un pied à Galiea serait l'une des premières étapes. On finirait sans doute par les soupçonner. Par se dire qu'après avoir rallié les districts, les sœurs Moira voudraient assurément aller plus loin. Viser plus haut. On finirait sans doute par vouloir mettre ce pied intempestif dans la tombe. Et c'était tant mieux. Il tardait aux Moira de partager leur conception très particulière de la légitime défense.