« Non, il ne te mentionne jamais. »

Joanna ne parvint pas à réprimer entièrement le sourire moqueur, à peine perceptible, qui s'était dessiné sur ses lèvres, à l'instant où l'enfant répondit à sa question inquisitrice en l'invitant à entrer dans une demeure à l'ameublement austère.

Tobias Rainchaser était aux antipodes de son frère ; audacieux, persévérant, maniéré, compassé même, attribué des qualités difficilement inappréciables faisant défaut à son aîné, qui n'avait en toute vraisemblance aucune idée de sa visite. En lui ouvrant les portes du manoir familial, le cadet s'en prenait intentionnellement à son autorité vacillante. Quels qu'étaient les motifs qui inspiraient son attitude révoltée, Joanna se divertissait de la situation.

Un peu plus tôt, profitant d'une rare journée de congé, le garçon l'avait interpellé dans la rue. Elle n'avait pas pris beaucoup de temps pour le reconnaître et il lui avait expliqué les idées bizarres qui se croisaient dans la tête du cuisinier, qu'elle apparaissait à point nommé pour le raisonner, à travers un discours soigné et flatteur. C'était tout naturellement qu'elle avait accepté de venir à son aide. De surcroît, cela faisait belle lurette qu'elle n'avait pas vu ou tourmenté son "ami" d'enfance.

« Il travaille pas ? » demanda-t-elle, sans être véritablement intéressée.

« Ni aujourd'hui ni demain. Il est dans sa chambre. »

Des servants se hâtèrent de se précipiter en bas des marches en les apercevant monter rapidement les escaliers pour s'incliner respectueusement.

« Il sera ravi de te voir, il cherchait un maître d'armes. »

Elle retint laborieusement un éclat de rire en imaginant la mine déconfite de Nils qui les verrait apparaître. Aussitôt les escaliers gravis, ils s'arrêtèrent devant la première chambre. Tobias leva sa main droite et toqua de son majeur replié. Sans attendre de réponse de l'occupant, il poursuivit en se saisissant de la poignée pour ouvrir grande la porte en bois.

« Grand frère ! J'ai quelqu'un pour toi. »

Dans un premier temps, Joanna demeura feutrée face au spectacle de la revivification houleuse de Nils : elle s'interrogeait sur la réaction la plus appropriée, dans un état d'irrésolution entre l'ébaudissement et la contrariété. Se tordre de la position lamentable et de la tenue de son "ami", qui accentuait le ridicule de la scène, ou s'indigner de l'image qu'il projetait, inconscient, de lui-même ? En fin de compte peu soucieuse de la dignité du jeune homme, suivant l'instant de silence, Joanna pénétra dans la pièce en éclatant d'un rire tonitruant, joie qui devait résonner horriblement aux oreilles du malheureux.

« T'es tellement pathétique, comme d'hab' ! »

Faire irruption dans la chambre d'une personne endormie pour la gratifier d'une insulte était peu louable. Son rire s'évanouit après quelques instants et elle eut tout le loisir d'étudier les effets personnels du propriétaire des lieux, ce qu'elle fit sans aucune gêne, avant de reporter son attention sur lui. Elle avait censément fait abstraction de la présence effacée du petit frère, qui se tenait nerveusement sur le pas de la porte, comme s'il venait de réaliser les conséquences de son invitation. Joanna frappa du talon par terre plusieurs fois pour réveiller l'occupant, et avec un indéfinissable sourire où se condensait un sentiment transparent de prééminence, fit signe à Nils de se lever.

« Tu voulais voyager ? Faudrait d'abord sortir de ton lit à l'heure, le bébé. »