Les nuits étaient longues à Okeanos. Notamment parce qu’elles étaient interminables, mais aussi parce qu’il y avait toujours quelqu’un pour les faire durer un peu plus longtemps. Tom n’était pas du genre fêtard, trop réservé pour apprécier les bains de foule, mais il s’abandonnait parfois dans les murmures brumeux d’un bar lorsque son horaire le lui permettait. Situé dans un sous-sol, c’était le genre d’établissement dont l’emplacement n’était connu que de quelques initiés. L’endroit était surtout fréquenté par des habitués, un peu élitiste dans leur genre, des gens instruits et libres. Leurs idées nouvelles choquaient et ils semblaient tous s’enorgueillir d’un étrange sentiment de supériorité qu’ils avaient eux-mêmes décrété. Des poètes incompris, des écrivains censurés et des artistes bafoués, le tout dans une ambiance de mépris du genre humain et de rêves oubliés. Tom ne s’associait pas vraiment à ces gens, dans la mesure où leurs problèmes ne lui faisaient ni chaud ni froid et qu’il ne se considérait pas comme un artiste lui-même, mais d’écouter leurs problèmes d’une oreille distraite semblait le rassurer sur la vie qu’il menait. Puis, il y trouvait là une bonne façon de brûler la chandelle lorsque le sommeil tardait à se faire sentir.
Des pécheurs, tous autant qu’ils étaient. Encore, fallait-il réellement se surprendre? Vous deviez le savoir désormais, mais à Okeanos, tout n’était que vice à l’échelle individuelle. Sous l’océan, à l’abri des regards, là où l’argent pouvait même acheter le silence, tout était un prétexte pour réaliser ses sombres desseins. C’était le propre de l’être humain, après tout. Pourtant, ce même désir d’assouvir ses pulsions était montré du doigt, un consensus général adopté par à peu près tout le monde. L’ironie voulait qu’on s’indigne du pécheur alors qu’on faisait la même chose à côté lorsque les gens avaient le dos tourné. Mais ici, il n’y avait pas de cela. Aucun voile, aucune hypocrisie. Certains voulaient assujettir les masses, d’autres rêvaient d’imposer leurs visions comme des vérités. D’autres prenaient un malin plaisir à raconter leurs déboires sans aucun filtre. Étrangement, le tout semblait mettre Tom mal à l’aise, surtout par cette propension qu’ils avaient de parler si ouvertement de ce qui ternissait leurs âmes. Lui, il considérait que la pureté n’était qu’un mythe et que l’absence de vice n’était pas gage de vertu. Cela dit, il préférait nettement l’illusion à la triste vérité. Quels étaient ses péchés, à lui? La source de ses maux était difficile à localiser et il avait du mal à comprendre ce sentiment de vide qu’il entretenait. Déçu de ses propres rêves? Peu importe. Ce qui l’inquiétait, c’était ces moments où il se surprenait à rêver de destruction. Autant envers lui-même qu’envers le reste du monde. Alors, il cherchait à se rassurer en disant qu’il n’avait pas la dose de courage nécessaire à ce genre d’actions. C’était aussi bien comme ça. Quelqu’un le ferait bien pour lui, un jour. Il n’avait qu’à attendre. Pour l'instant, il était dans cet état nébuleux où il n'était plus trop sûr de rien.
Il porta son verre à ses lèvres, sirotant son whiskey alors qu’une petite grimace vient déformer son faciès. Il apprenait encore à aimer le goût de l’alcool. Il fit tourner le glaçon dans son verre alors qu’il était aux prises à ses réflexions. Puis, dans un élan soudain, dépourvu de toute inhibition, il s’adressa à l’inconnu à côté de lui. «Nous vivons dans un drôle de monde, non? Je ne suis pas sûr de le comprendre moi-même.» Chercher du sens là où il n’y en avait pas, s’interroger des choses qui n’ont raison d’être. Comme ils devaient être heureux, les ignorants.