« one another. »

Le temps a passé, l'automne est arrivé et, avec lui, le froid et le goût amer des beaux jours passés, de ceux à venir qui paraissent si loin désormais. L'automne fait naître la mélancolie de l'inachevé, des actes manqués et de la chaleur qui nous a maintenu debout tout au long de la saison passée. Et même si son naturel revient toujours au galop, Dastan est lui aussi touché quelques jours par le blues automnal.
Ça ne dure jamais trop longtemps heureusement, mais avec le retour de Rozen, il ne savait pourquoi, la déprime s'était installée tranquillement, plissant son front, rendant son sourire moins présent. Même Gestalt, d’ordinaire si protocolaire, avait exprimé son inquiétude au sujet de l'état de son Bras-droit.
Il ne faisait plus tant attention à lui, il oubliait régulièrement de se coiffer ou de se laver les dents, il était constamment renfrogné et si un cadet avait le malheur de faire un truc de travers, il se faisait copieusement incendier.

L'homme grogna, frottant ses yeux fatigués par une longue journée de labeur. Il n'osait même plus penser à l’événement tragique qui avait frappé okeanos. Il hésitait franchement à rentrer chez lui en cet instant. Peut-être irait-il boire.
Ou pas.
Il se dit qu'il avait un problème avec l'alcool, avec les femmes, avec le monde.
Puis cessa de réfléchir et, sa veste posée l'épaule, il prit le temps d'aller souffler un peu, au dehors. Loin de chez lui où personne ne l'attends jamais.

Il pousse un petit soupir.
« Me voilà devenu sentimental, quelle blague. »
Un petit rire, il se met en route.

Il marche au travers des ruelles, jusque sur la place. Ça dure une heure, une heure et demie, puis la nuit tombe, étendant son rideau noir et brillant au dessus des têtes des braves gens. Dastan se dit qu'il est l'heure, l'heure de rentrer.
Sur le chemin de la maison, il sifflait un air au rythme un peu trop lent pour être sifflé.

« one another. »

Dans la pénombre, les lumières blafardes des lampadaires font danser les ombres sur les murs et au milieu de tout ça, une forme évasive, une femme, qui part et puis revient. Adossé à son mur, elle attend ; Dastan ne sait que penser de l'apparition sibylline. Il met un temps avant de reconnaître Rozen, habillée en civile. Une vision étonnante, pas déplaisante, mais réellement étonnante. Ils ne s'étaient pas croisés depuis la montée en grade de Fawn ; et encore avant cela faisait bien des jours qu'aucun des deux n'avait aperçu le visage de l'autre.
L'homme hausse un sourcil et laisse apparaître sur son visage, un petit sourire indélicat.
« Je t'ai vu faire. » Il fait un clin d’œil et ajoute « Entrons, j'ai froid maintenant. »
Il pose au passage, sa main sur le bras de la Jeune femme, dans un geste qui se veut doux. Il est heureux de la voir au fond, elle lui a manqué. Elle est sa seule véritable amie en dehors de Gestalt et d'Esel.
Et oui, j'ai bien dit « amie ».
Il s'est habitué à l'avoir, si ce n'est dans son lit, au moins près de lui. Ou dans son appartement, qui lui semble bien vide depuis un petit moment. Il déplore la solitude de sa vie de goujat et rêve de brouhaha dans sa maison.
Il grandit.
Dastan Yldrim grandit.

« one another. »

« Du thé, ça m'ira. »
Il y a de l'habitude dans leurs gestes, une entente cordiale sur ce que chacun doit faire. Un rythme qui s'installe, naturel et rassurant, comme s'ils avaient toujours vécus ainsi.
Il avait fallut à Dastan Yldrim, beaucoup de temps et l'absence, pour arriver à mettre quelques mots sur ce qu'il ressentait. Rozen était devenu une part importante de sa vie, quelqu'un sur qui il n'avait aucun doute.
Le Bras-Droit sourit, assis sur une des chaises haute qui entourait le bar de sa cuisine,  il n'avait rien à dire alors il se taisait. Jusqu'à ce que la Rousse lui fasse une remarque qui le fit sourire puis rire et enfin pousser un petit soupir amusé.
Et tandis qu'il passait une main dans ses cheveux, Dastan descendit de sa chaise et fit un tour jusqu'à sa chambre où il entreprit de se débarrasser de ses vêtements de la journée pour enfiler quelque chose de plus confortable.
Puis il revint, nonchalant, un petit sourire débile fiché sur les lèvres. « Les putes... Je suis peiné que tu puisses penser que j'ai besoin de payer. »
Il eut un haussement d'épaule, une moue presque chagrine avant de se rasseoir tranquillement à sa place. La télévision s'alluma dans un petit clic, il baissa le son pour ne laisser qu'un bruit de fond rassurant.
Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles Dastan prit un malin plaisir à observer les moindres faits et gestes de la jeune femme dans sa cuisine. « C'est quoi ce col-roulé ? Ne me dis pas que tu es devenu pudique, je serais trop triste.» Dit-il sur un ton dramatique, le visage déformé par une moue exagérément triste.

« one another. »

Il regarde avec flegme les tasses se poser délicatement sur la surface de son bar. Il aime cet appartement bien plus qu'il ne l'aurait pensé. Avant ici, il n'avait jamais eu d'attachement particulier à sa maison, il vivait entre le palais et les lits accueillant des douces dames de Caelestis.
Mais aujourd'hui... Aujourd'hui il aimait savoir que où qu'il aille et quoi qu'il fasse, cet endroit était toujours là, à l'attendre, comme une épouse fidèle. Il aimait cet appartement plus qu'il n'avait aucune femme tout sa vie durant.
Ses pupilles dorées firent un sourire avant que sa bouche ne s'étire. La chaleur du corps de Rozen était comme cet appartement, rassurante. Un répit.
Il ferme les yeux et apprécie avec un petit soupir la caresse dans ses cheveux. Ses mains passent vite la barrière du tissu pour se poser sur la peau fine du ventre de la jeune femme.
Il hausse un sourcil, découvrant avec une pointe d'étonnement, des courbes nouvelles. Qui n’était pas là à son départ.
Avec un petit ricanement narquois, il eut la délicatesse de dire :

« Mais dis moi, t’aurais pas un peu pris du bide toi ? »

C'est un crétin, mais il dépose un baiser sur son ventre et on lui pardonne. Ses doigts glissent maintenant vers la tasse, il souffle dessus. La fatigue lui donne du fil à retordre et ses paupières deviennent si lourdes...

« one another. »

Les yeux rendus brillants par la fatigue et la vapeur chaude qui s'échappe de sa tasse, Dastan se frotte le visage d'une main, bien décidé à aller se coucher une fois sa tasse terminée. Il jette une regard amusé à la jeune femme qui s'assied à côté de lui et se met à siroter bruyamment sa tasse de thé. Elle dit quelque chose, sur un ton si égal, qu'il ne réalise pas tout de suite la signification de ses mots.
Il sourit, continue de siroter, pose sa tasse sur la surface plane du barre, grimace parce qu'il la pose trop vite.
Ça met un temps fou dans sa tête, un temps infini. Il se repasse les mots en boucle dans sa tête, pourquoi parle-t-elle de gobelin.
Puis soudainement, ses yeux s'écarquille et dans une expression guignolesque, il bascule en arrière en se redressant, manquant de peu de tomber de sa chaise.
Aucun son ne sort de sa bouche grande ouverte. Aah elle t'as fait fermer ton clapet hein Dastan …

Au bout de quelques secondes, son visage semble reprendre vie, ses pupilles font des va-et-vient frénétique entre le visage et le ventre enflé de Rozen. Il cherche à savoir si elle plaisante.
Mais elle ne plaisanterait pas avec quelque chose comme ça.
Si ?
Il ne sait pas, il ne sait plus. Il est tellement, tellement surpris, et soudainement envahi d'un sentiment de fierté bien maculine. Il se lève et marche tranquillement jusqu'à son placard, y récupère les quelques bouteilles d'alcool qui traînent et les jette à la poubelle. C'est idiot mais il ne sait pas quoi faire d'autre en cet instant.
Puis il revient et se rassied en face de Rozen, il a cette expression mêlé d'étonnement et crainte, de joie intense et d'angoisse profonde.
« Depuis quand... » Il déglutit. «  Depuis quand sais-tu que tu es... Que tu es enceinte ? Tu es sur et certaine qu'il s'agit de mon enfant ? »
Ses mains tremblent un peu. Il est comme sonné.
C'est une nouvelle qu'il ne pensait jamais apprendre, et encore moins de Rozen.

« one another. »

Il l'écoute avec attention, à défaut de pouvoir répondre avec pertinence. Sa bouche reste close, il est muet, un peu comme tétanisé. Sa vie vient de prendre une toute autre dimension en l'espace quelques petites dizaines de secondes et les minutes qui s'égrainent maintenant mettent peu à peu fin à son ancienne vie. C'est son enfant, il le sait. À vrai dire, il le sait depuis le début. Mais l'on ne peut pas toujours être logique dans des situations telles que celle-ci.
Son enfant et celui de Rozen aussi, il ne l'oublie pas. Mais c'est son enfant ?
Dastan Yldrim, à peine bon à garder son poste et un fille dans son lit plus deux nuits, être père ? Il trouve cette situation étrangement injuste pour tous les autres qui essaient et qui n'y arrivent pas.
La Rousse se lève et de sa démarche fatiguée, disparaît dans les limbes de la chambre peu éclairée. Et lui, il reste là, indécis quand à ce qu'il faut dire.
Quelques minutes passent pendant lesquelles le jeune homme qu'il est perd toute importance, se dépouille de son titre, de son statut pour n'être plus que ce qu'il est, un pauvre gars, de 26 ans, paumé et idiot.

Puis il finit par se lever et se dirige vers la chambre, passant sa main nerveusement derrière sa nuque. Il passe la porte, se déshabille, enfile un semblant de pijama. Et il se glisse à son tour dans le lit, sans un mot. Allongé sur le dos, les mains dérrière la tête, il pense.
Une ou peut-être deux minutes passent encore, puis Dastan tourne la tête pour vérifier qu'elle ne s'est pas endormie.
Il finit par dire avec calme :

« Je veux être père. À plein temps. C'est mon enfant – et le tien bien sur – mais c'est mon enfant et j'aimerais lui offrir de grandir avec ses deux parents. Même si on est pas un « couple » au sens traditionnel, je suis sur qu'on formera une paire de parent d'enfer. »

Il sourit et pouffe, soudain détendu.
Quelle situation étrange, quelle sensation étrange ...