Champion.
Ce simple nom lui rappellait la situation avec la force d'une douche froide.
Le sang de celle qu'il avait juré de protéger toute sa vie s'étendant sur le sol, rougissant tapis et tissus. Une servante avait hurlé tandis que lui était resté planté ici comme un idiot. Il n'avait rien vu venir et pire, il était arrivé trop tard une fois de plus. Une fois de trop.

Mihael.
Elle lui avait toujours tout dit, tout raconté. Sous son armure, Esel était ruisselant de colère. De tout Caelestis, elle était la seule à savoir pour ses nuits sans sommeil, ses parents, son serment de ne jamais laisser plusieurs vies dépendre de la sienne. Et voilà ce qu'elle en avait fait !
Il gardait les yeux rivés sur la lettre, ses doigts la serrant si fort que ses articulations en blanchissaient visiblement.

Maintenant qu'on venait de le priver du bandeau qui lui cachait les yeux, de son phare, il recevait de plein fouet la vision de ce qu'était sa vie. Une vie sans influence, sans rien, tout juste bonne à briller en société, une vie qui avait suffi à son comfort. Il n'améliorait rien, ne concrétisait rien, ne donnait naissance à rien. Il suivait la Reine, veillait sur elle. Il s'en était félicité, de cette vie. Dire qu'il se disait fier, fier d'agir comme un servant, capable d'obéir à tous les ordres pour peu qu'on le laisse jouir de son succès !

L'écho de son ancien titre résonna dans le hall. Il releva le visage vers la femme qui l'avait appelé, sans avoir l'air de la regarder vraiment.

— Ce n'est plus mon nom.

Il reconnut enfin l'inconnue après un moment de latence : Nenya, la Conseillère Royale. Aînée de la lignée, elle avait été evincée du trône à cause de sa santé fragile. Elle était restée au second plan, comme lui, à guider Mihael de son vivant. Il hésita un instant avant de lui tendre la lettre sans rien dire.

— Pas autant que moi.

La disparition de Mihael remettait tout en question désormais, même et surtout ses capacités à diriger quoi que ce soit. Une vague de terreur l'envahissait à cette idée. Il n'avait jamais commandé à qui que ce soit. Il avait juré de se tenir à des mètres de toute position de commandement, parce que se laisser guider par d'autres lui suffisait. Il avait continué à le faire jusqu'à ce que la disparition de Mihael le mette dos au mur.

— Je ne sais pas , murmura-t-il du bout des lèvres.

« Majesté ». Elle l'appelait « Majesté ». C'était bien ça... maintenant, il dirigeait un pays. L'erreur n'était plus permise. Entendre ce mot remettait sa définition de la panique au goût du jour, lui qui pensait être un expert en la matière.

— Elle veut que je sois roi !, s'exclama-t-il, plus pour lui-même que pour la princesse. Il commença à marcher nerveusement autour d'elle, sa contenance s'échappant de lui comme l'eau d'une bouilloire trop pleine. C'est alors que la perspective du couronnement lui revint à la mémoire comme un coup de pelle. Il n'avait aucun discours, rien à dire. Se pavaner, c'était facile. Parler à un peuple entier ? C'était de la folie. Une expression de panique traversa le visage de l'ex-champion, puis revint sur ses pas pour s’y installer à demeure. Il fit volte-face pour venir poser les deux mains sur les épaules de Nenya avec un air suppliant.

— Il faut que vous m'aidiez, geignit-t-il. Je ne sais pas comment on gère un pays, moi. Je ne sais rien du tout. J'ai besoin de vos talents. De vos conseils. Je ne peux pas faire ça tout seul.

Déployer assez d'efforts pour ne pas se jeter à ses pieds princiers en pleurnichant et la suppliant de ne pas le laisser tomber relevait d'un exploit dont Esel ne se serait pas cru capable. Son sang-froid, lui, avait pris congé au moment où toutes les respnsabilités qui l'attendaient étaient revenues en bloc dans sa mémoire. Il regarda Nenya avec l'air d'un homme qui venait de survoler l'entrée des Enfers. Ses épaules se relachèrent légèrement lorsqu'elle prononça les mots rassurants qu'il voulait entendre, mais ce n'était pas assez pour éloigner la foule de pensées terrifiées qui s'entassaient dans son crâne. Ce ne serait jamais assez.

Esel resta planté là pendant quelques secondes, attendant que Nenya ouvre la marche. Puis il réalisa que c'était à lui de prendre l'initiative. Est-ce que les choses seraient tout le temps comme ça maintenant ?

C'était absolument terrifiant.

Il les guida vers la salle de réunion vide où se tenaient d'ordinaire les conseils militaires. Il s'y était dirigé comme par habitude. La salle au plafond immense et à la grande table de chêne lui offrait un répit convenable, hors des oreilles indiscrètes. Et vu l'état actuel de l'ex-champion, celles de Nenya n'étaient pas au bout de leurs peines. Esel tira une chaise pour lui et Nenya avant de s'asseoir lourdement.

— Je ne veux pas mener ce pays à sa perte, énonça-t-il avec une figure livide. Il ressentait un soulagement sans nom à l'idée de ne pas être seul, mais il ne se faisait pas d'illusions. Même si elle allait l'aider, rien de bon ne pouvait découler d'une entreprise dont il était le responsable. Il ne s'était jamais occupé de rien, à part de Mihael.

— Je n'ai jamais rien dirigé. Je pensais servir Sa Maj- Mihael jusqu'à la fin de ma vie. Et ça aurait été parfait. Une existence confortable.

Esel avait toujours recherché toute l'attention de tout le monde, tous les égards. N'importe quoi, pourvu que ça brille, que les autres le remarquent.
Maintenant, il les avait, et c'était la pire chose qui pouvait bien lui arriver.