Ça n'aurait jamais dû se passer comme ça.
Léandre appréciait les sourires qui se dessinaient lorsqu'il venait apporter ses mets afin de satisfaire quelques estomacs vides. Sans jamais s'essouffler, il avait toujours la main à la pâte ; chaque jour, il versait quelques épices dans une mousseline de la veille pour raviver le fumet ou trempait son doigt dans le chocolat liquide qu'il allait lui servir pour un fondant, vérifiant le taux de sucre qu'il y avait mis. Il ne pouvait pas s'en empêcher, chaque jour il était aux fourneaux, les articulations un peu douloureuses et pourtant il en était heureux.
Aujourd'hui n'avait pas été une exception, quand il empaqueta un excellent ragoût à la viande dans un panier avant de prendre le chemin vers le château royal. Il avait promis aujourd'hui de ramener un déjeuner à l'un des gardes royaux, toujours friand de ce qu'il concoctait. N'importe qui se serait offusqué de ne servir que de garde-manger à quelqu'un, mais pas Léandre. Lui était ravi et s'était contenté de sourire d'un air entendu face aux demandes d'Alekseï. C'était peut-être sans compter l'arrivée de trois gardes inconnus qui n'appréciaient peut-être pas sa présence en ces lieux ; à peine avait-il franchi l'entrée du palais que ceux-ci l'avaient accosté. Il n'y eut pas de raison particulière, après tout, on avait tous besoin d'un bouc émissaire. Ils connaissaient Léandre Vogel et sa légendaire couardise, tout ce qu'il leur fallait c'était une victime à persécuter pour tuer le temps.
Léandre aurait pu s'évanouir, pleurer et s'en aller docilement parce qu'il fallait le dire, ces gardes bien mieux bâtis que lui ne devaient pas être provoqués. Mais il avait une mission à accomplir et il se risqua à hausser légèrement la voix face aux rires goguenards des gorilles qui le surplombaient de leurs tailles.
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Ce n'est pas pour vous. Laissez-moi passer.Il n'osait toujours pas croiser leur regard, les yeux fixés au sol. Ses habitudes le trahissaient, il avait beau avoir cette carrure un peu mystérieuse et intimidante, quelque chose dans sa voix faussait tout l'effet voulu. Il n'eut en réponse que des piques, une barrière humaine d'autant plus imposante et des rires narquois qui faisaient trembler ses jambes. Dans un mouvement brusque, une main vint vers le paquet qu'il gardait entre ses bras, cherchant à le lui dérober. Lui s'écarta sur le côté avec une célérité inouïe, toujours animé par la panique qui lui privait de la teinte rosâtre de ses joues.
Quelque chose lui enserrait la gorge, comme de la frustration. Il en avait assez de ne pas pouvoir commander à son corps de se défendre, il n'en pouvait plus de ses tremblements et de cette peur qui l'envahissait à chaque pas.
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S'il vous plaît. Laissez-moi passer.Léandre était dans le fond fatigué de lui-même.