Il y avait des choses que Jensen ne demandait pas. Il était pourtant un nomade, c'était dans sa nature d'être curieux, mais parfois, il se retenait de poser ses questions. Il se taisait. Il ne voulait pas savoir, et c'était peut-être ça le plus inquiétant. Ce n'était pas exactement volontaire, il avait juste une sensation au creux de l'estomac qui le tirait vers l'arrière et l'empêchait de demander d'où venait Hélix. Et Jensen savait écouter son ventre quand il se tordait aussi violemment. Alors la question ne l'obsédait pas et il vivait avec comme il vivait avec Heze : sans trop chercher pourquoi.
Enfin, vivre avec Heze, c'était un bien grand mot, pour preuve, aujourd'hui il n'était pas là... Pas que ce soit quelque chose que Jensen ait voulu. Le chef avait disparu du champ de vision de Jen  depuis déjà un long moment – très long si vous voulez tout savoir. Alors Leo tournait en rond, il savait s'occuper sans Heze dans les parage (il avait un travail), mais il avait du mal à se concentrer quand constamment il s'inquiétait... Pas qu'il ait raison de s'inquiéter, Heze était très capable mais... oui, il ne pouvait pas s'en empêcher. Jensen tournait donc en rond.

Il était dehors à traîner ses pieds autour des différents escargots du groupe, les mains enfoncés dans les poches de son pantalon de toile, caché par son large poncho aux couleurs ternies. Il ne faisait pas exactement froid.
C'est en s'écartant un peu du groupe qu'il entendit un bruit, ou plutôt un son. Il n'aurait pas tendu l'oreille pour repérer Heze – ahem – il serait sûrement passé à côté. Mais là, plus il avançait plus le son, à demi étouffé, irrégulier, se faisait net. Des sanglots. Des sanglots d'enfant.

Il n'y avait que les membres du groupe principal sur l'île, alors ça ne pouvait qu'être un enfant qu'il connaissait et bien qu'il ne soit pas à proprement parlé le plus apte à remonter le moral à quelqu'un, il ne pouvait quand même pas abandonner un gosse en larme.
Il sortit les mains de ses poches et s'approcha de là où il distinguait la silhouette de l'enfant, doucement pour ne pas l'effrayer.

-Eh, ça va ?

Il s'approcha encore et– ses yeux s'écarquillèrent et c'est plus vivement qu'il fit les quelques pas qui leséparait de la petite fille.

-Hélix ?!

Il s'agenouilla près d'elle, ses mains hésitant à la toucher. Est-ce qu'elle était blessée ? Une sensation étrange agrippa la gorge de Jensen. Non, non, Non. Il posa sa main sur la joue de la fillette  et essuya la larme qui coulait là.

-Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il plus doucement.

Mais son regard était inquiet et ses mains tremblaient un peu. Il n'osait pas la rapprocher de lui, de peur d'empirer les choses et qu'elle se casse entre ses doigts.

Avant même qu'il ne puisse faire quoique soit d'autre, elle se projette sur lui, le fait chanceler sur ses talons, et s’accroche. S'accroche à lui comme si le monde en dépendait. Elle le serre si fort contre elle que Jensen a mal, mal pour elle et ses petits bras, mal pour son chagrin, mal parce que ça lui fait plaisir qu'elle vienne ainsi chercher le confort contre lui. Il sait qu'il devrait la repousser et se protéger d'elle. Il ne faut pas qu'elle s'attache trop, il ne faut pas que lui s'attache trop, mais il ne résiste pas longtemps. Ses mains hésitent au dessus du corps de la petite et puis, il craque et la serre contre lui pour la protéger de tout ce qui la fait pleurer. Jensen est fort, il peut la protéger du monde entier – mais peut-être pas des démons qu'elle a elle-même été cherchée, malheureusement.

Il ne comprend rien à ce qu'elle crie et, en fait, il s'en fiche un peu du pourquoi, ce qu'il veut c'est le comment. Comment faire pour qu'elle aille mieux. Il caresse doucement son dos, la laissant enfouir son visage dans son coup. C'est si facile de revenir près d'elle.

-C’est papa, papa il est partit et je l’ai blessé et je ne sais pas quoi faire et je suis désolée si désolée.

La main qui caressait le dos d'Hélix s'arrête. Comment quelque chose comme ça aurait pu se passer ? Comment... Ce n'était pas possible, Heze n'aurait pas laissé sa fille dans cet état, il ne l'aurait pas laissé croire qu'elle l'avait blessé. Jensen allait le dire, la rassurer, quand la bouche de l'enfant s'ouvrit à nouveau et de sa voix tremblante, si difficile à comprendre même pour Leo qui était juste là, elle parla :

-J’ai demandé à papa. Je lui ai demandé qui est ma maman.

Ce fut comme un coup de couteau en plein entre les côtes et le diaphragme. Jensen cessa de respirer et sans s'en rendre compte serra un peu plus Hélix contre lui, cachant son visage dans son cou chaud à l'odeur familière. Brusquement, il a envie de s'agripper à elle comme elle le fait avec lui... comme elle le fait avec lui parce qu'elle est triste, parce qu'elle se demande où est sa mère. Et Jensen veut fuir, mais il ne fait que se recroqueviller sur la petite, retenant son souffle parce qu'il ne sait plus comment faire rentrer l'air et quand sa voix sort enfin, elle défaille et vacille, prête à s'écrouler :

-Ce n'est pas de ta faute si c'est difficile... si c'est difficile pour ton papa. Il va revenir, ne t'inquiète pas.

L'air revient avec les paroles, mais il a... mal ?, alors sa respiration est hachée. Il n'a pas les larmes aux yeux, pourtant sa voix tremble quand il répète :

-Ce n'est pas ta faute.

Il croit bien faire, il espère bien faire. Il n'arrive plus vraiment à penser, tout est brouillon dans sa tête. Il hésite à rajouter quelque chose, mais il ne dit rien, referme la bouche et se remet à caresser son dos, la main incertaine.

Une boule se forma dans sa gorge en l'entendant :

-Je suis désolée, est-ce que vous me pardonnerez un jour ? Est-ce qu’un jour je serais capable de tous vous faire sourire ?

Que pouvait-il répondre à ça ? Elle s'en voulait tellement et ça étouffait Jensen de la voir dans cet état, effrayée d'être un poids, de faire mal. Il n'arrivait pas à imaginer qu'elle ne sache pas, qu'elle ne comprenne pas que son père, mais lui aussi, ferait tout pour elle. Elle n'avait rien à se faire pardonner, c'était plutôt à eux de s'excuser de ne pas lui avoir suffisamment dit qu'elle était précieuse, qu'elle les rendait heureux -- Jensen avait-il seulement le droit de penser ça ?

-Je suis si désolée.

Elle se répétait, ses mots frappant Jensen à chaque fois. Il trembla un peu et cessa tout mouvement avant de doucement la détacher de lui, un petit peu, à peine, juste pour pouvoir la regarder. Il caressa doucement sa joue, ses yeux la couvant sans pour autant se fixer quelque part.

-Ne t'excuse pas Hélix...

Il se pencha doucement et déposa un baiser sur son front, un baiser magique là où elle avait mal. Il ne savait pas vraiment quoi lui dire pour la rassurer, pour qu'elle comprenne qu'elle n'avait pas à s'inquiéter. Pourquoi s'occupait-elle déjà des affaires des adultes ? Elle était déjà si grande que ça ? Ça faisait un peu peur à Jensen qu'elle grandisse si vite.

-Ce n'est...

Il s'était apprêté à répéter, parce qu'il fallait qu'il la calme avant de la ramener à Heze, parce que ce n'était pas à lui de gérer ça... ce n'était pas à lui. Mais il savait que ça n'aurait pas été suffisant pour la petite, il le savait parce qu'il avait passé des années auprès d'elle, alors il s'entendit chuchoter :

-Hélix, tu es déjà toute pardonnée alors ne t'inquiète pas.

Il passa sa main dans ses cheveux bleus et doucement lui offrit un sourire rassurant. Voilà, ça allait mieux. Jensen pouvait le faire, il lui suffisait de ne pas penser qu'il n'avait rien à faire là.

Une main se posa sur son épaule et Jensen sursauta légèrement, mais avant qu'il ait le temps de tourner la tête, la voix d'Heze se fait entendre, tout contre son oreille. Jensen frissonne et ferme les yeux un instant. Il ne l'avait même pas entendu venir, trop concentré sur Hélix – et sur sa peur. Et maintenant ? Maintenant il tentait de ne pas s'écrouler devant le père. Il pouvait faire croire à la fille que ce n'était pas grave si elle cherchait à savoir qui était sa mère, mais il n'était pas sûr d'être capable de faire de même avec le père.

-Tu n’as rien à te faire pardonner mon cœur.

Jensen eut envie de sourire. C'était quand même drôle cette manière qu'ils avaient d'être différents dans ce qu'ils disaient à Hélix. Mais il ne fit rien parce que l'enfant élança un bras vers son père, sans lâcher Jensen, le surprenant. Elle s'était remise à pleurer et la poitrine de Leo se fendilla un peu plus. Il se pencha un peu vers l'arrière pour qu'elle puisse l'atteindre, prêt à la lâcher quand Heze voudra la prendre dans ses bras.

-Pardon, pardon ! Ne réponds pas si tu ne veux pas mais s’il te plaît ne soit pas blessé ! Ne m’en veux pas !

Jensen pinça les lèvres et se tourna un peu pour regarder Heze, désolé qu'elle soit dans cet état, désolé que le fait qu'elle s'interroge sur sa mère les blesse tous les trois. Mais le chef des nomades ne doit sûrement pas se rendre compte de ça. Jensen s'apprête à parler quand au milieu de ses sanglots, Hélix lâcha un coup douloureux :

-Ne m’abandonne pas s’il te plait…

Les yeux de Jensen s'écarquillèrent soudain et il ne lâcha pas des yeux Heze, c'était évident, il le savait, que tout son visage disait la même chose que la petite. Jen retint alors sa respiration et attrapa Hélix par la taille pour l'aider à rejoindre Heze et la détacher de lui.

-Hélix, ne t'inquiète pas, jamais il ne te laissera.

Au moins, il sait qu'il ne ment pas.

Jensen retint un sourire tendre – et certainement idiot – en voyant Heze prendre Hélix dans ses bras. Cet acte appuyait toujours sur quelque chose en lui qui l'attendrissait. C'était comme la certitude que tout allait bien se passer.

Il resta par terre à écouter Heze rassurer sa fille, il savait que le chef tournait un peu les choses pour qu'elles cessent de blesser Hélix, mais ça n'empêchait pas Leo de se sentir mal à l'aise à chaque mot.  Il commença à se redresser

-Helix, lorsque quelque chose te donne envie de pleurer. Ne reste pas là, à souffrir. Viens me voir, ou Leo. Aucun de nous deux ne te jugera jamais, ne cessera jamais de t’aimer.

Jensen s'arrêta dans son mouvement et ses yeux croisèrent ceux d'Heze. Il déglutit, retint une grimace et finit lentement de se lever, mais il ne partit pas comme il avait prévu jusque là, il resta là, à les regarder. Que pouvait-il faire d'autre ? Dire qu'avant il était parfaitement à l'aise, il n'avait pas l'impression d'être de trop, mais depuis... depuis qu'Hélix lui avait demandé à lui, il n'arrivait plus à se sentir bien ? Il ne comprenait pas vraiment ce qui lui arrivait, pourquoi au fond il s'était éloigné d'une personne qu'il adorait tant.

Il écouta les murmures d'Hélix avec un sourire pincé et s'apprêta à lui caresser le dos avant de partir – qu'importe le regard, il n'avait rien à faire là et pour preuve, Hélix fit promettre à Heze de lui dire. Ah, c'était stupide que ça fasse encore mal... Il retira sa main avant qu'elle n'atteigne le dos et fit un pas en arrière, sur le point de partir.

-Je t’aime aussi papa, très fort ! Et j’aime aussi Papa Le- Monsieur Jensen, mais est-ce qu’il m’aime aussi ?

Leo s'arrêta net. Ce monsieur Jensen sonnait peut-être pire que tout le reste. Qu'avait-il fait ? Comment pouvait-elle imaginer qu'il ne l'aime plus ?

-Est-ce que je peux te rappeler Papa Leo ?

Son souffle se bloqua dans sa gorge et il eut comme un hoquet de surprise. Pourquoi lui faisait-il ça ? Avant même d'y penser, il avait pris la main d'Hélix entre ses doigts et la serrait doucement. Il fit un pas vers eux, ouvrant la bouche pour lui dire que bien sûr elle pouvait. Mais ce serait contre-dire des semaines à la rejeter complètement. Ça avait marché, sa stupide fuite avait marché et il n'avait pas imaginé que le résultat soit pire que ce qu'il avait ressentit en commençant.
Alors, Leo se rapprocha d'elle et déposa un baiser sur sa joue.

-Je suis désolé, Lix. Oui, tu peux.

Le dernier mot quitta sa bouche et il réalisa soudain qu'un des problèmes c'était qu'il n'avait jamais vraiment été certain que oui, elle pouvait l'appeler ainsi. Il avait toujours été là pour elle, mais est-ce que ça impliquait le nom qu'elle lui donnait ? Il tourna son regard vers Heze, la question au bord des lèvres. Mais il ne dit rien ; il connaissait la réponse après tout.

-Mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

Et il sourit à la petite fille, persuadé de bien faire.

-Pardon d’avoir été égoïste Monsieur Jensen.

Le cœur de Leo se fendilla un peu plus. C'était lui qui avait fait ça, rien que lui, et pourquoi ? Simplement, parce qu'il pensait que c'était mieux ainsi. Une boule se forma dans sa gorge. Que pouvait-il répondre à ce sourire forcé ? Le sien n'était pas mieux. Qu'était-il entrain de faire ? Il l'aimait Lix, il l'aimait comme son propre sang. Mais elle n'était pas la sienne, elle n'était même pas ce qui s'en rapprochait. Il n'avait pas le droit de la laisser penser qu'il était sa famille, parce que le jour où il y aurait quelqu'un d'autre, le jour où la mère reviendrait ou celui où Heze se déciderait à garder une des jolies jeunes filles avec qui il passait la nuit parfois, ce jour-là Hélix aurait mal et Jensen... Jensen ne s'en relèverait pas. Il avait peur, alors il trouvait des excuses pour Hélix, pour Heze.

-Merci d’avoir été là, merci de m’avoir remonté le moral. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous.

Le plus égoïste des deux, c'était certainement Leo ; comme si c'était lui le plus blessé d'entendre vous.
Il libéra tout doucement les doigts de Lix. Pourquoi ça sonnait comme un adieux ?
Mais elle ne s'arrêta pas, continuant à parler, à fendiller le cœur de Leo.

-Est-ce que … est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Pourquoi est-ce que vous … tu ne veux plus de moi ?

Non. Non. Non ! Ce n'est pas ça.

-Pourquoi est-ce que tu ne me prend plus dans les bras comme tu as toujours fais ? Pourquoi est-ce que tu souris aux autres enfants et plus à moi ?

Jensen paniquait. Ça se voyait certainement qu'il ne savait plus quoi dire, que la logique qui l'avait emmené à faire ça ne fonctionnait plus... Enfin, si seulement. Il ne savait juste plus quoi dire, parce que, comment voulez-vous expliquer à une enfant que vous êtes terrorisé de la perdre, alors même que vous fuyiez. Comment lui expliquer pour ne pas qu'elle pense que c'est de sa faute – que si elle n'avait rien demandé sur sa mère, rien n'aurait changé.
Mais c'était une illusion de se dire que rien n'aurait changé ; si Jensen réagissait comme ça, c'était qu'il les avait les inquiétudes, elles auraient bien fini par ressortir à un moment ou à un autre.

Heze dut sentir les bêtises qu'aller dire Jensen, ou autre chose, mais il déposa doucement Lix sur le sol et se tourna vers lui, le regard dur. Ça eut le mérite de le secouer un peu, mais avant que ça ne fasse son chemin, Heze l'éloignait d'Hélix.

-Je peux savoir ce que tu fous ? D’où tu vas blesser la petite ? Je peux savoir ce qui se passe dans ta tête ?

Jensen se passa les mains sur la tête, désordonnant ses cheveux sur le haut de son crane.

-J'en sais rien Heze, j'en sais rien. Mais ça peut pas rester comme ça. Il lâcha sa tête. Est-ce qu'il vaut pas mieux que ça fasse mal maintenant que plus tard ?  Je ne veux pas la blesser, au moins autant que toi. Mais... Mais c'est mieux tôt, maintenant, que le jour où sa mère se pointera et je ne pourrais plus rester.

C'était sorti du traite, violemment ; ça faisait des mois que ça tournait dans sa tête, mais une fois dit, une fois avoué, il ne se sentait pas plus léger. Il détourna la tête et posa les yeux sur la petite à quelques mètres. Ce n'était pas le moment de lui faire ça, discuter loin d'elle sans qu'elle comprenne pourquoi. Il était désolé, et il parla sans réfléchir :

-Tu ne devrais pas la laisser seule.

Comme si ce n'était pas de ta faute, Jensen.