Enseveli par la boue, tu fixais piteusement le ciel grisâtre en quête d'un réconfort qui jamais ne viendrait. Harassé par la fatigue et la maladie, tu t'étais écroulé au sol, rejoignant allégrement la terre humide, misérable enfant à la peau blafarde. Tu avais à peine six années d'existence, et pourtant, il te semblait en avoir déjà beaucoup trop. C'était curieux, ce sentiment. Tu te savais à l'aboutissement de ta courte existence, et tu ne pouvais t’empêcher de ressasser ta honteuse jeunesse. Tu n'avais jamais connu ton père, étrange inconnu irrémédiablement attiré par la surface. C'est sûrement ce qu'il l'avait tué, les terres détruites ne pardonnant guère aux simples aventuriers éphémères. De ta mère, tu ne gardais encore qu'un souvenir brouillé, lointain pressentiment de tendresse et d'amour. Mais elle aussi, le destin l'avait rattrapé. Tu ne savais d'ailleurs pas comment elle avait laissé la vie, mais un beau jour, elle n'était pas rentrée à la maison. Tu avais patienté, sage chérubin aux grands yeux ébahis, laissant lentement les journées s'écouler, pour ensuite parvenir à la conclusion suivante. Plus jamais elle ne rentrerait. C'était étrange, ce ressentit. La douleur infernale, tambourinant facétieusement dans ta poitrine, la peur et l'amertume se mêlant dans une danse d'épouvante. Tu te souviens vaguement avoir fui, ce jour là. Tu avais couru, encore et encore, t'éloignant le plus possible de ce lieu empli de la douce présence maternelle qui te retournait le cœur.

C'était la faim qui t'avait poussé à voler la première fois. Affaibli par tant de jours de jeûne, tu avais lorgné sur les étalages du marché souterrain, fixant avec une repoussante avidité les fruits mûrs qui s'étendaient paisiblement devant tes yeux fatigués. Avec une hardiesse et une habilité surprenante malgré ton état, ce premier vol avait été pour toi un franc succès, t’enhardissant de cette nouvelle manière de vie. L'adrénaline coulait encore dans tes veines lorsque tu étais parti en courant, fuyant rapidement les foudres sauvages du marchand tout en serrant contre toi la maigre pomme à la pelure alléchante. Le vol allait alors devenir ta principale source de survie.

Lentement, tu t’étouffais, ton corps d'albâtre avachi dans la boue au détour d'une froide ruelle. Épuisé, abîmé, tu subissais le contrecoup de cette vie à la volée, qui caractérisait ta maigre existence. Abandonné dans les méandres de tes pensées, tu demeurais las, démuni pantin désarticulé, fixant les cieux d'un regard perdu et l’œil vitreux. Tu ne faisais plus attention aux bruits environnants, tout n'était pour toi que cacophonie, affreuse symphonie aux teintes discordante. La vie n'était caractérisée que par une ultime sensation, le froid. Froide était l'eau stagnante et boueuse dans laquelle tu reposais. Froid était l'air ambiant qui caressait ta peau blafarde. Froid était ton corps grelottant, envahis par la maladie et l'épuisement. Néanmoins, chaude était la main posée sur ton dos. Brusquement, tu avais été soulevé, et emporté en des lieux encore insondés par ta propre personne. C'était à ce moment là que tu t'étais endormi -ou évanoui, tu ne savais guère. Alors que ton âme était plongée dans tes songes d'antan, ton corps venait de rendre les armes.

Tu avais émergé du néant des jours plus tard, déboussolé, bercé par tant d'incertitude et de brouillard. Malmenant nerveusement tes misérables sens à la recherche d'un point d'ancrage, il était apparu qu'un homme t'avait sauvé d'une longue agonie aussi honteuse que boueuse. Témoignant autant de méfiance que de reconnaissance envers cet illustre inconnu, tu t'étais abstenu de paroles, préférant une observation silencieuse de ce nouvel environnement. L'homme était grand. L'homme était imposant. D'une prestance massive, il émanait de l'individu une ferveur notoire, intimidante et envoûtante. Il se prénommait Vince, fier chapardeur de Démétrio, marchand frauduleux, agile de ses mains et habile de ses charmes. Danseur du silence et manieur de dextérité, il t'avait pris sous son aile, toi le gamin errant aux airs de fantôme. Façonnant ton être d'albâtre tel un sculpteur émérite, il t'avait enseigné son art et l'entièreté de sa subtilité. Apprenti écorcheur, tu avais développé tes talents, travaillant sans relâche en quête d'une fierté reconnaissante. Le scepticisme et la défiance des premiers mois avaient laissé place à une confession et une gratitude hors normes. Tu t'étais confié à cet homme qui faisait office de maître et de père, tout comme il s'était confié à toi, à la manière d'un fils. Deux longues années durant, tu avais dépouillé, arnaqué, faisant du vol un art digne des plus grands savoir-faire, en faisant ton métier à part entière. Voyageant au gré des missions et au fil des quêtes, tu avais accompagné ton mentor, découvrant alors l'étendue de ce monde. Tes pas t'avaient mené au domaine aquatique, parcourant la capitale sous-marine Galiéa, lieu de beauté technologique, mais de même que les quartiers infâmes, ruelles sombres et délabrées  du district du malheur. Développant rapidement le sens du commerce, tu avais su t'impliquer discrètement dans les affaires, ombre blanchâtre de ton maître. Débrouillard et d'une agilité sans pareil, tu faisais, à ta manière, honneur à ton statut d'Earthea.

La chute de ce tangible bonheur n'en fut que plus douloureuse. Le trépas tanguait dangereusement autour de ton être, et Vince en demeura la victime. Une fin tragique, un départ précipité. Un grand coup, celui du siècle, il paraissait. Un cambriolage raté, un désir fortuit d'un homme véreux animé d'une vengeance amère face à cette erreur malencontreuse. Douceâtre déception, qui semait la mort à ses pieds. Tu étais devenu pour la deuxième fois orphelin, toi l'être d'une décennie à peine. Tu te souviens clairement avoir pleuré, ce jour-là, devant la dépouille crayeuse de celui qui fut ton mentor et ton paternel. Te noyant pauvrement dans l'âpreté de tes larmes, tu avais alors consenti à poursuivre ta vie telle que tu l'avais toujours vécue. Te parant d'un sombre masque au sourire âcre et acerbe, tu lorgnais les affaires dans lesquelles tu étais plongé depuis ta tendre enfance. Tu rêvais silencieusement de retourner voyager, mais cette solitude soudaine t'effrayait, te limitant alors aux étendues du domaine souterrain. Hantant les ruelles morbides et œuvrant au nom de ton art, tu n'avais guère tardé à étendre tes réseaux. C'est la que tu l'avais trouvé.

Il était malade, traînant dans les rues, volant et chapardant pour subvenir à ses besoins. Ce n'était pas la première fois que tu le voyais, et il t'arrivait de l’apercevoir au détour des ruelles. Frêle enfant à la chevelure blonde, ornant tendrement deux yeux d'un rouge semblable au tien. Tu avais vaguement l'impression de te voir, des années auparavant. C'était sûrement cette situation qui t'avait poussé à aller vers lui. Influencé, tu avais reproduit les mêmes gestes que ton mentor, et l'avait pris sous ton aile, lui garantissant une meilleure condition de vie. D'apprenti, tu étais devenu maître. Le gamin s'était montré retissant, n'hésitant nullement à dévoiler les dents au moindre mécontentement. Tu ne l'apprécias que davantage. Ne faiblissant jamais, hurlant face aux défis, le blond paraissait posséder un acharnement supérieur au tien. Battant et menteur, il manipulait aisément, et se voyait déjà offrir un brillant avenir de malfrat. Au fil du temps, vos relations s'étaient améliorées, développant ainsi une confiance qui aurait fait rougir celle que tu portais à ton défunt professeur. D'inconnus errants, vous étiez passés à frères. C'était le seul à qui tu remettais ta vie, le seul auquel tu confiais tes pensées. Vous n'étiez guère semblables en quelques points, et là où il se présentait hostile et égoïste, tu te montrais doucereux et généreux -accompagné certainement d'une niaiserie coupable dont tu ne parvenais à te débarrasser. D'une dévotion titanesque envers celui que tu considérais désormais comme ton petit frère, tu ne pouvais t’empêcher de chercher à le protéger en toutes circonstances. Car Raven avait pris une place importante dans ton maigre cœur.

Cependant, il s'était fait attrapé, négligemment aurais-tu dit. Envoyé sans sommations dans quelles infrastructures de redressement, tu n'avais plus eu de nouvelles. Te rongeant les sangs, tu t'étais imposé un calme contraint, te forçant à avouer qu'il s'en sortirait bien sans ton aide. Tu savais d'ailleurs où le retrouver. Des mois plus tôt, tu lui avait susurré l'idée d'un échappatoire, lieu de pénombre permettant de se dissimuler en cas de complications. Ton trépassé maître t'y avait de longues fois entraîné dans tes jeunes années, quartier pourtant malsain pour une jeunesse gangrenée. Le district du malheur servirait alors de dérobade. Il serait se démener, tu en étais convaincu. Et ce fut le cas. Ne doutant plus de ses capacités, tu avais commencé à te reposer sur lui, n'hésitant nullement à lui confier diverses œuvres dont tu ne parvenais à t’acquitter.

Ton existence se poursuivait lentement, prônant une vie à la volée, éphémère et libertine. Le commerce prospérait, les affaires s'égaillaient de succès, et ton petit frère s'épanouissait dans cette condition pourtant nauséeuse. Tu t'y complaisais de même, et tu te qualifiais de comblé, d'heureux.