C’est en m’habillant ce matin-là que j’en pris conscience. Debout devant la glace, je finissais de boutonner ma chemise. Retenant ma frange d’une main, je glissais de l’autre mon serre-tête autour de mon front. Un geste que j’avais répété des centaines de fois, un automatisme, un réflexe que j’avais oublié tellement il s’était intégré à ma routine. Et ce matin-là la routine se grippa. Avec un claquement sec, l’un des croisillons d’or qui ornait l’anneau de métal se brisa et tomba à mes pieds.

- Qu’est-ce que…

Je fixais l’ornement que j’avais ramassé et que je tenais désormais entre le pouce et l’index à hauteur de mes yeux. La sensation que j’éprouvais à ce moment-là pourrait s’apparenter à celle d’un enfant perdant sa première dent de lait. Je clignais des yeux, rendu stupide par ce minuscule accroc dans mon rituel matinal. Je faisais des allers-retours entre mon reflet et le fragment dans ma main.

Dix ans que j’avais déterré ce bijou, dix ans qu’il m’avait été offert par mon prédécesseur, dix ans que je supportais son poids et qu’il retenait ma chevelure. Ce petit incident me fit soudain réaliser que je ne connaissais rien à bijou. Certes, sa datation, sa fonction, en bref ses caractéristiques archéologiques avaient été consignées ; mais jamais en dix ans je n’avais songé à l’amener à un bijoutier pour qu’il l’étudie en profondeur. Les pierres et les métaux renfermaient un pouvoir que je n’appréhendais que très vaguement.

- Monsieur Gavroche ? Vous êtes prêt ?
- J’arrive. Laissez-moi encore une minute !

Je glissais avec soin le fragment dans ma poche, me chaussais et enfilais mon manteau. J’avais pris du retard avec cet incident.

- Me voici. Avons-nous reçu une réponse de Démétrio ?
- Oui ! Vous êtes attendu.
- Parfait !

Le marché Médicus était en pleine effervescence quand j’arrivais à destination. Les chalands étalaient sous les yeux des curieux leurs bouquets odorants d’herbes médicinales, leurs minerais aux fluides magnétiques, leurs pierres à broyer et à avaler dans un verre de vin… Toute cela relevait à la foi de la science et de la superstition. Pour les habitants du domaine terrestre, le dieu Earthea s’incarnait dans tout ce qui provenait du sol, il était donc normal à leurs yeux que les métaux rares et les pierres précieuses renferment plus de bienfaits. Pour nous autres Nomades athées, cette vision animiste de la nature a quelque chose d’assez surprenant. Toutefois, il était indéniable que la médecine minérale fonctionnait quand elle était administrée par un professionnel et pas par l’un des nombreux charlatans qui émaillaient Démétrio.

Sur ces entrefaites, j’arrivais à la boutique qui m’intéressait. Rien ne semblait la distinguer des autres et pourtant elle était tenue par le Chef Bijoutier en personne, Alexius le jeune prodige. J’éprouvais une certaine fierté à faire parti des plus jeunes Chefs Archéologues de l’histoire, mais je faisais bien pâle figure à côté de l’adolescent de seize ans qui occupais l’un des plus hauts postes de sa nation.

- Monsieur Alexius ? Je me présente, Axel Gavroche, Chef Archéologue de la tribu nomade, au service du roi Sitarä. Je suis celui qui a sollicité un rendez-vous. C’est un immense honneur que de vous rencontrer enfin !

Je m’inclinais avant de soumettre ma demande :

- Pardonnez-moi si je me montre indélicat dès notre première rencontre, mais j’ai malencontreusement abîmé ce matin-même un bijou ancien qui me tient particulièrement à cœur. Auriez-vous la gentillesse de l’examiner ?