Entendre de plus en plus distinctement un bruit de pas derrière la porte toujours close la fit s'impatienter davantage. Nyx transformait exagérément les secondes en minutes. Et quand on parut enfin sur le seuil, elle ouvrit la bouche pour maugréer quelque chose comme « Bah putain c'pas trop tôt. », n'en eut cependant pas le loisir et referma lentement son clapet à mesure que l'homme s'exprimait.
Cassé une jambe. Gamine. Et un regard à vous aplatir plus efficacement qu'un trois tonnes à hauteur de caniveau. Voire en-deçà. Un caniveau demandait encore l'effort de lever le pied ; en l'occurrence, ce regard-là lui renvoyait et appliquait plutôt l'image d'une carpette sur laquelle essuyer ledit pied.
Le visage de Nyx s'allongea d'abord de quelques centimètres. Puis une crispation lui resserra la mâchoire, se communiqua à sa tempe et y pulsa très fort ; elle démarra au quart de tour, poings serrés :

« Prends-moi pour une conne, vieux puant. » L'agressivité dans sa voix n'était clairement pas celle d'une ivrogne. Ni d'une agonisante. D'une gamine, en revanche, pourquoi pas, et en prendre conscience la fit se renfrogner aussitôt. Elle inspira profondément pour reprendre contenance, songeant qu'il lui serait difficile, désormais, d'entrer poliment en matière. Et à ses yeux, la provocation – au moins triple – venait bien sûr de lui ; ce qu'elle avait fait subir à la pauvre porte de Monsieur n'entrait pas en ligne de compte. Elle poursuivit après avoir froncé le nez et en soutenant son regard.

« McMillen, c'est ça ? J'pensais m'être assez éloignée du ramassis d'péteux qui croient avoir chié la colonne. C'est pas l'cas, on dirait. » Rattraper le coup ? Elle avait de toute évidence manqué le coche. Tant pis. S'il lui fermait la porte au nez, elle avait une deuxième prothèse opérationnelle pour la défoncer – ou pour courir très loin et échapper aux autorités. « Ma prothèse gauche s'est déglinguée. », dit-elle enfin. « C'est dans tes cordes ou tu préfères être médecin, finalement ? »

Oh. Nyx connaissait ce genre de petit soupir. Strife abdiquait en poussant les mêmes. Aussi eut-elle un autre froncement de nez, mi-narquois, mi-satisfait, avant de franchir le seuil de la porte en clopinant – et en jurant dans la barbe qu'elle n'avait pas. Elle mesurait tout de même sa chance : l'ingénieur aurait tout aussi bien pu s'obstiner à jouer la carte du mépris et lui intimer d'aller voir ailleurs. Or, Nyx était extrêmement mauvaise dès qu'il s'agissait d'éviter les complications.

Sans prendre la peine d'en faire le tour, elle atterrit lourdement dans le canapé en s'y laissant glisser depuis le dossier, puis se rétablit machinalement, promenant un regard curieux sur l'ensemble du local. En d'autres termes, elle cherchait d'éventuels objets de valeur. À regarder. À chourer.

Mais l'examen s'acheva prématurément. Elle se sentit pivoter puis basculer un peu en arrière, et sans l'absence de terminaisons nerveuses dans ses prothèses, un malencontreux coup de pied aurait probablement suivi par réflexe la surélévation de ses jambes. Elle prit appui sur ses mains et  considéra l'ingénieur attentivement. Il avait l'air expéditif. Parfait, en somme. Nyx n'avait qu'une intelligence primaire des êtres et les appréhendait par leur comportement plus que par leur tempérament. Celui-ci venait de la manipuler d'une façon toute impersonnelle, aseptisée qui ne pouvait que lui convenir : ainsi, la pudeur absurde qu'elle éprouvait quelquefois par rapport à ses prothèses ne risquait pas de refluer. La froideur et la gratuité de ses gestes eurent même quelque chose de reposant. L'espace d'un instant, elle ne serait qu'un bout de métal et, par contagion, s'en sentit presque l'insensibilité.
Elle se serait tout à fait détendue s'il ne s'était pas mis à lui faire la morale.
Nyx retint de justesse un trop indigné – et stéréotypé – « Tu connais pas ma vie, OK ? », lui préféra un grommellement :

« J'suis pas là pour me faire savonner la tête. » Elle respectait beaucoup le travail de son Papa mais ne se livrait pas assez complaisamment, de fait, aux fréquents contrôles qu'il souhaitait lui imposer. Strife se montrait bien plus soigneuse qu'elle à cet égard et témoignait à ses prothèses un engouement qu'elle n'éprouverait sans doute jamais pour sa part. Nyx préférait la chair, le sang, les nerfs et les muscles humains à cet assemblage de titane et de fils. Son Papa s'était servi de matériaux alliant légèreté et robustesse afin qu'à terme, ses prothèses ne soient jamais qu'un fardeau moral, et non plus physique. La signature de l'école du savoir se retrouvait pratiquement dans l'armature, mais les plans de construction que l'on y enseignait et préconisait avaient dû changer de nombreuses fois depuis. Plusieurs petits boîtiers étaient demeurés vides, sans doute destinés à accueillir le complexe dispositif permettant la connexion cérébrale. Mais pour cela, il fallait de l'équipement et des moyens. Nyx remerciait déjà Okeanos de n'avoir pas lamentablement crevé d'infection dans l'insalubrité ambiante du district 666.
Le mot « miracle » lui arracha d'ailleurs un sourire.

« Mon Papa est très fort. Mais il est brouillé avec le directeur de la monnaie. » Elle ne tarda pas à perdre son sourire, néanmoins. La perspective d'être retenue trop longtemps ne l'enchantait pas du tout. « Si. », répondit-elle. « Autrement je serais pas là. » Puis elle s'inclina légèrement en avant. « C'est si mal foutu qu'ça ? » Inutile de préciser maintenant qu'elle n'aurait sans doute pas de quoi le payer. Dans un soupir, elle se laissa aller contre l'accoudoir du canapé et reprit son examen des lieux. Avec un peu trop d'enthousiasme. C'est-à-dire qu'elle ne tint pas en place, comblant distraitement le silence avec des pets de bouche en continu : elle tendit le cou, se contorsionna un peu, si bien que sa prothèse finit par échapper aux outils de l'ingénieur. « Sinon, c'est normal, ce bouge ? Enfin... C'est un peu pourrave, quoi, par rapport à c'qu'on peut voir chez les ramenards de Galiea. »

« Oh bah tu m'as d'jà déroulé ta tronche sur plusieurs mètres donc j'vais pas faire la difficile, hein. » Nyx eut un ricanement où il entrait plus de plaisanterie que de sarcasme. Elle était on-ne-peut-plus accoutumée aux gens qui tiraient la gueule. Sans forcément faire le lien, bien sûr, avec son propre comportement riche en claques qui se perdent. Elle se laissa rapatrier sagement – contre toute attente –, son amusement aussitôt nuancé par la façon qu'il eut de l'appeler gamine. Une fois encore. Ce mot-là lui parut plus bruyant encore que le fracas émis par la plaque tombée au sol, aussi dut-elle se faire violence pour ne pas renverser la boîte à outils de l'ingénieur du bout du pied.

La vibration de son téléphone eut la bonté de la distraire de ses frasques, permettant à l'homme de poursuivre tranquillement son examen. Nyx consulta sans surprise le message de sa sœur qui venait aux nouvelles puis se mit à jouer frénétiquement des pouces pour lui répondre sur-le-champ et ne pas l'inquiéter davantage : « Sava. Tkt C pa 1 viE cochon ni 1 kéké. Jor trè pro tavu. Mé i tir la cheutron kekchoz 2 ouf PTDR C pir ke twa. F1 presk. En + sa va met du tps G grav le seum. Dsl bb. Jtm. »

Elle rangea son téléphone et fit magnanimement l'effort de ne plus – trop – s'agiter. Consentir à être immobilisée n'avait rien d'une évidence pour elle. Quand on avait macéré dans le district 666 et que la mobilité constituait le tout premier secret de la survie, c'était comme foutre délibérément la patte dans un piège à loup. L'agitation la plus ordinaire du corps pouvait n'être que le symptôme d'une nervosité intériorisée.
Elle était sur le point de raconter une blague pour se détendre lorsque l'ingénieur, par ses interrogations, nous en préserva tous très généreusement.

« Ma Maman a dessiné les plans et mon Papa a fait l'reste, ouais. » Nyx eut une hésitation avant de répondre à la seconde question. Elle avait bien perçu la curiosité toute scientifique dans les gestes de l'homme, mais celle qu'il manifestait à présent la dérangeait un peu. Elle n'avait aucune raison de mentir, cependant, et il lui semblait – par miracle – malvenu de lui opposer un « Mêle-toi d'ton cul. » La population du district 666, en dépit d'une majorité de malfrats, demeurait tout de même assez hétéroclite et abritait aussi les nombreuses injustices commises par la dictature. Mais n'être ni trop évasif, ni trop précis. C'était apparemment ainsi qu'il fallait répondre. « Dans les districts. Mais j'travaille pas loin d'ici, à La Société. Et j'aime pas trop sécher, même si mon job est d'lécher l'cul des clients dans l'sens du poil. » Elle ne maîtrisait pas tout à fait les expressions imagées. « J'ai pas l'impression d't'y avoir déjà vu. T'as l'air plutôt du genre à préférer t'faire chier dans ton trou. » Nyx tâtait. Contrairement à ce qu'elle laissait entendre, se fier aux simples apparences n'était pas nécessairement un raccourci qu'elle privilégiait.

« Nan. », grommela-t-elle. « J'ai dû apprendre plein d'formules faux-culs. Sinon j'dois fermer ma gueule autant qu'possible. » Nyx n'avait aucune subtilité ni le moindre sens des mondanités, mais ça ne l'empêchait malheureusement pas d'avoir une répartie bien à elle. C'était difficile à réprimer, surtout face aux consommateurs qui se poussaient du col et faisaient valoir leurs privilèges avec mépris. Et naturellement, ce que Nyx s'efforçait de ne pas cracher à la figure de ces odieux clients servait parfois à assaisonner leurs boissons et leurs plats.
Elle finit par hausser les épaules, songeant que la grossièreté langagière comme comportementale, outre qu'elle était dans sa nature, avait tout de même du bon. C'était un excellent répulsif. Savoir susciter le dégoût, d'une façon générale, constituait un avantage singulier, mais non moins certain. On vous jugeait sans appel, on ne vous approchait pas, et c'était très bien ainsi : il vous revenait de faire le tri, de forcer le rapprochement.
En somme, Nyx était un genre de putois.

Quand l'homme se permit enfin un sourire, elle s'inclina légèrement en avant, plissa les yeux et grimaça avec exagération – le fameux retroussement de narines très disgracieux signalant une observation poussée –, se donnant l'air de ne pas bien le distinguer et de souhaiter en avoir le cœur net. Puis elle se redressa en croisant les bras, presque enjouée. Ces bestioles-là savaient donc sourire. Elle eut une douce pensée pour Strife avant de suivre attentivement les gestes de l'ingénieur, tout en l'écoutant.
Bien qu'elle ne le soupçonna pas vraiment sur l'instant, il y eut dans ses paroles un élément déclencheur qui stimulerait plus tard son « intelligence » à retardement. Nyx ne savait pas encore  qu'elle ferait bientôt des pieds et des mains pour mettre le feu aux poudres de cet homme et s'acquérir ses services. Elle se contentait pour l'heure d'enregistrer plus ou moins consciemment la façon qu'il avait eue, à deux reprises, d'évoquer son travail et, partant, la manière dont il percevait ses collègues. La désolidarisation qu'il manifestait ne semblait pas relever de la simple suffisance qui poussait ordinairement à se porter – sans légitimité – au-dessus des autres. C'était plus complexe, et Nyx s'achoppait sans le savoir aux nuances qu'il donnait à penser.

Elle finit par avoir un petit sursaut. Je vais bricoler quelque chose rapidement. Elle s'en réjouit tant qu'elle épargna à Aiden une blague éculée dans le genre de « Ah bon, tu m'files un rencard maintenant. »

« T'aurais pu m'le dire plus tôt. », répondit-elle en fronçant le nez. « J'demandais rien d'plus. » Elle fut cependant bien inspirée et n'ajouta pas qu'il lui semblait inutile de repasser. Elle pensait encore rentrer sagement dans les jupes de son Papa qui trouverait assurément un moyen d'arranger tout ça – la qualité des pièces utilisées importait peu, n'est-ce pas. Mais c'était sans compter la curiosité qui ferait bientôt son chemin.
Nyx s'agitait de nouveau. Admettons qu'elle repasserait, songea-t-elle narquoisement.

« Quand, plus tard ? Quand j'veux ? Même après l'boulot ? J'imagine que tu crèches pas ici. » Par contre, elle n'alla pas jusqu'à imaginer qu'il ne souhaitait peut-être pas être dérangé dès cinq heures du matin. Ni qu'il était un homme très occupé.

HRP : je recycle éhontément le sujet. :3

« Ouais, ouais. » Elle utiliserait la sonnette. Peut-être. En attendant, elle tendait le cou pour observer la fin des opérations et guettait impatiemment l'instant où elle pourrait enfin se relever. Ce n'était bien sûr pas la compagnie de l'ingénieur qui la chagrinait, mais l'impotence, aussi se redressa-t-elle précipitamment sitôt qu'il lui donna le feu vert. Tout en rajustant mécaniquement sa tenue, elle sautilla à plusieurs reprises sur sa jambe gauche, la plia puis la déploya consciencieusement ; un éclat de rire bref mais non moins ravi finit par lui échapper. « C'est impec' ! » Comment le remercia-t-elle ? En ne lui sautant pas au cou.

Souriante, elle se dirigea énergiquement vers la sortie en occultant très fort la question du tarif qu'il n'avait de toute façon pas évoquée. « Bon bah j'm'arrache, hein. Va pas crever d'emmerdement. » Sur ces paroles, elle s'en alla sans plus de cérémonie, en claquant bien entendu la porte derrière elle avec l'indélicatesse qui la caractérisait. Et afin d'éprouver à fond la solidité de sa prothèse gauche – au détriment de la droite – elle déboula les escaliers du bâtiment quatre à quatre dans un fracas épouvantable.
Ce soir-là, elle put miraculeusement commencer son service avant le premier rush de la soirée.


Nyx n'avait pas eu l'intention de revenir, à l'origine. Mais son Papa avait tenu à vérifier le travail de « ce McMillen », et croyant y trouver à redire – par principe et orgueil –, la qualité des câbles et de leur raccordement l'avait finalement presque ému. La conversation avait naturellement roulé sur l'ingénieur, Nyx n'ayant pas su le résumer autrement qu'en employant l'expression « congélo aseptisé » ; et c'est pourquoi elle se retrouva de nouveau devant sa porte le surlendemain.
Son Papa lui avait ordonné d'y retourner – pour voir ce qu'elle pouvait en tirer – en menaçant de casser lui-même l'une de ses prothèses et de ne pas la lui réparer. Les jappements – « Mais putain, ça va durer trois plombes ! » – n'y avaient rien changé. Alors elle s'était exécutée, sans avoir l'intelligence de penser que son Papa ne se serait en fait jamais permis une chose pareille.
Du reste, elle devait bien admettre que de fil en aiguille, la curiosité l'avait gagnée aussi. L'ingénieur s'était montré méprisant d'abord, puis d'une froideur neutre, parfois nuancée d'agacement ; mais toujours étonnamment... serviable ? Ce n'était pas exactement le terme. Il lui avait tout de même retiré une grosse épine du pied sans même chercher à s'en donner l'air.

Il était à peine cinq heures du matin quand Nyx martela du poing contre la porte. Oh, elle se souvint vaguement qu'il lui avait expressément demandé de ne pas s'annoncer ainsi, mais elle balaya l'information en secouant négligemment la tête.
Puis, sur ordre parental, et ayant terminé son service un peu plus tôt, elle lui avait amené de quoi petit-déjeuner en guise de remerciement. Les gâteaux servis à La Société étaient vraiment délicieux. Et gras. Nyx espérait secrètement qu'Aiden refuserait la part qu'elle lui avait apportée afin de pouvoir la manger à sa place – il avait bien une tête à dire des choses aberrantes comme « Je n'aime pas le sucré. », après tout.
Mais s'il ne la refusait pas ?
Pire, s'il l'abandonnait et l'oubliait dans un coin ?
C'était l'angoisse.
Nyx n'était déjà pas très âgée mentalement. Mais alors, face à une part de gâteau, la régression devenait critique. Elle cogna encore une fois – à quelques secondes d'intervalle – comme pour se distraire de ses problèmes stomacaux existentiels.

D'abord distraite par le rentre-dedans qu'elle infligeait à la porte, Nyx finit bien par sentir le poids d'un regard dans son dos. Entendre subitement la voix désormais connue de l'ingénieur lui injecta au creux du corps une tension qui avait depuis longtemps remplacé les soubresauts craintifs du cœur. À son geste, elle eut une très brève résistance dans le bras, le temps de contremander le coup qui faillit partir par réflexe, pour se soumettre à la démonstration inoffensive qu'on voulait lui imposer.
Quand il eut terminé, elle récupéra son poignet d'un mouvement brusque et boudeur, puis lui adressa son majeur bien tendu en guise de réponse. Elle n'avait même pas eu le plaisir de le déranger.
Et comment pouvait-on avoir l'air si frais à une heure pareille ? Elle-même, sans encore tomber de sommeil, avait les yeux battus par sa nuit de travail. Il se couchait sans doute avec les poules.
Mais enfin, elle se laissa désobligeamment pousser sur le côté.

« J'pensais pas rev'nir non plus. » Il fallait avancer, pourtant. Ne plus rester dans l'attente d'hypothétiques pièces opérationnelles, que ses parents peinaient de plus en plus à trouver. Leurs nombreux projets demeuraient donc en suspens. Commanditer un casse était une alternative encore trop risquée – les systèmes de sécurité à Galiea étant une véritable plaie, comme en témoignait le dispositif simplissime mais redoutablement efficace dont bénéficiait cet ingénieur –, et s'emparer du butin d'autrui avait également ses limites, sur le long terme. En revanche, maintenant que les divers larcins et financements extérieurs lui avaient permis d'amasser un joli magot, elle pouvait envisager une forme plus ou moins légale de commerce en vue d'améliorer ses prothèses. Contrairement à sa sœur, ça ne la faisait pas du tout rêver. Même quand son Papa lui parlait de « système d'auto-propulsion » avec des étoiles dans les yeux.

Elle pénétra dans le local après avoir abruptement abandonné contre le torse d'Aiden la petite boîte en carton renfermant la part de gâteau. « J't'ai ram'né d'quoi grailler. » C'était au chocolat, avec plein de crème et de la ganache à la framboise. Elle fit une petite prière.
Et de toute évidence, à la façon – trop dynamique – dont elle se mouvait, Nyx n'avait rien cassé du tout. La véranda attira son attention et elle se permit d'aller contempler un instant les fonds marins dans le demi-jour de l'aurore artificielle.

« Bon. », grommela-t-elle. « J'ai b'soin d'remplacer mes béquilles. Tu l'as dit, elles sont en toc, et plus j'peux les oublier, mieux j'me porte. J'veux qu'ça soit assez solide pour... » Pour résister aux impacts de balle, contrer les armes blanches, encaisser chaque course et chaque saut que demandait la vie chaotique dans le district 666 ? Elle fit une grimace aux poissons et formula les choses autrement. « J'veux qu'ça soit solide mais pas trop lourd non plus. » Elle se retourna vers lui. «  T'as dit qu'ça prendrait du temps. T'es en forme ? J'sais pas d'où tu sors. »

Il adorait le chocolat ? Ça lui brisait le cœur. Vraiment.
Et il avait tout de même une façon absolument insupportable de la manipuler comme on le ferait d'une chaise de bureau. Nyx se laissa donc tomber sur le canapé en râlant et encaissa vaillamment la situation tendancieuse – c'est-à-dire qu'elle s'abstint de commenter grassement la position des mains d'Aiden au moyen d'un « Plus haut qu'ça, j'suis pas une nonne. » – pour deux raisons.
La première, c'est qu'elle avait un corps très réceptif ; pas seulement aux contacts, mais aussi à ce que dégageait celui des autres. Or Aiden, bien qu'il soit très joli – ou, dans le vocabulaire de Nyx, « putainement baisable » –, diffusait en même temps une froideur toute chirurgicale qui semblait ne devoir laisser aucun doute sur ses intentions et ses dispositions. C'est aussi pour ça qu'elle était revenue.
La deuxième raison qui l'empêcha de s'enflammer, ce fut de se retrouver à nouveau cul-de-jatte ; et s'il y avait bien une chose capable de faire débander Nyx très sèchement et très cruellement, c'était bien de mesurer une toute petite soixantaine de centimètres, quand ordinairement elle en faisait cent-vingt de plus.
Se retrouver face à face avec ses cuisses amputées lui rappelait toujours ce moment dégoûtant où, complètement sonnée par les drogues, elle avait ouvert les yeux sur elles pour la toute première fois.
Ça suffit à lui nouer l'estomac. Elle déglutit péniblement, eut malgré elle un regard de détresse pour l'ingénieur qui lui tournait maintenant le dos, et couvrit ses paroles d'un jappement :

« Tu vas pas m'laisser là, quand même ? »
Sans compter qu'il n'était vraiment pas judicieux d'être ainsi immobilisée.
Elle inspira profondément.
Une fois qu'il eut pris les mesures, elle n'eut pas la présence d'esprit de lui faire remarquer qu'il pouvait maintenant lui remettre ses prothèses pourries, le temps que les autres soient prêtes.
Pire, elle vit rouge quand ce petit enfoiré insensible lui proposa un café l'air de rien. Et répliqua par conséquent tout en finesse :

« Nan. Le café ça noircit les dents et ça m'donne la chiasse. T'as pas une bière, plutôt ? » Ce n'était pas trop alcoolisé, ça égayait légèrement tout en permettant de garder la tête solidement ancrée sur les épaules. L'alternative parfaite, en somme. Même à cinq heures du matin.
Pour ne plus avoir ses cuisses sous les yeux, elle gesticula hargneusement avec l'énergie d'un vermisseau de façon à se retrouver sur le ventre et à pouvoir déposer ses bras repliés sur l'accoudoir du canapé. Ainsi, elle le voyait quand même travailler. « T'es au courant que j'peux t'faire chier même sans bouger, hein ? »

Merde.
Merde pour la « charmante » façon qu'il eut de la faire taire. Pas du tout tendancieuse, là encore, bravo monsieur. En filant au passage la métaphore de la gamine et en la considérant symboliquement comme une manchote. Le goulot de la bouteille avait désagréablement choqué contre ses dents, aussi fut-ce avec un grognement qu'elle s'en empara d'une main – dont elle aurait volontiers aplati le visage de l'ingénieur, mais enfin.
La fraîcheur de la bière lui fit cependant du bien et le spectacle – c'en était un pour elle – du robot assistant parvint à la distraire de sa situation réductrice.

Cela dit, merde encore pour la façon toute naturelle qu'il eut d'évoquer le motif du paiement. Nyx eut une moue et éluda provisoirement. Tout le temps qu'il parla, elle se contenta de secouer la tête et de grimacer puérilement un « gneh gneh gneh » sans émettre le moindre son.

Merde enfin pour la façon qu'il eut, une fois encore, de se montrer curieux l'air de rien, alors même qu'il s'arrangeait très subtilement pour continuer de faire mystère à son sujet.
Nyx ne releva pas tout ce que pouvait contenir ce « pour une fille comme toi » ; elle n'était en effet pas la plus désignée pour se contrefaire ou se tenir en bride face aux caprices des clients, ni pour satisfaire au raffinement que le poste exigeait a priori. Il aurait fallu qu'elle soit assignée à la plonge. Mais une assiette, ça n'était pas très bavard.
Elle avala une lampée de bière et étouffa un petit rot.

« J'y travaille à mi-temps, mais ça rapporte pas mal, ouais. Tommy est un chouette type. » C'est-à-dire plutôt soumis généreux avec ses employés. Inutile de préciser qu'elle s'offrait ses propres pourboires quand elle devait vider les poches d'un client qui n'avait pas daigné payer.
Elle dut réfléchir un peu pour la suite. Il n'y avait rien de plus lucratif que casser des gueules et faire sauter des cervelles. Mais là encore, Aiden n'avait nul besoin de le savoir.

« À côté, j'suis un genre de guide touristique dans les districts. » Elle faillit s'étouffer dans son ricanement. « J'accompagne ceux qu'ont la connerie d'vouloir y foutre les pieds, j'leur fais un brin d'causette, tout ça. Et j'm'assure qu'ils en r'ssortent vivants. » Un temps. « J'rends service par-ci par-là, sinon. » Voilà. Elle était du genre serviable. Très serviable. « Tout ça pour dire que t'as pas à t'en faire. J'te paierai avec du fric aussi clean que toi. » La gorgée de bière qu'elle but ensuite empêcha son sourire moqueur de s'épanouir. S'il ne saisissait pas la perche qu'elle lui tendait, elle passerait à une curiosité beaucoup plus rentre-dedans. Nyx n'avait pas l'habitude de faire dans la subtilité, et elle y était rarement disposée.

Le district 666 était en effet une poubelle. Les malfrats consentaient plus ou moins à y rester enfermés, tantôt soucieux d'y mener « tranquillement » leurs divers trafics, tantôt tout de même désireux de retrouver une place plus confortable à Galiea, d'une façon ou d'une autre. Ainsi, bien qu'ils soient tous des rebelles en puissance, ils ne remettaient pas nécessairement en question le système dans son ensemble. Le profit, le confort, la reconnaissance, entre autres innombrables objectifs, s'accommodaient facilement de la dictature une fois acquis. Conséquemment, et Nyx l'avait remarqué, la seule forme d'illégalité contre laquelle la police secrète semblait véritablement sévir, c'était la dissidence. Il n'y avait qu'à voir comme elle se retirait du district 666 une fois la nuit tombée : l'endroit se transformait en un bordel sans nom où il était trop dangereux de brasser dans l'espoir d'attraper l'une des ficelles d'une hypothétique rébellion. Et on ne se souciait manifestement pas vraiment d'en profiter pour mettre la main sur des criminels « standards », pourtant foisonnants. Pour eux, il existait la garde de Caelestis. Mais celle-ci, en fin de compte, ne se rendait pas si fréquemment sur les lieux. Il suffisait de faire profil bas le cas échéant.

Nyx, en somme, n'avait aucune raison de lisser son comportement à cet instant. Elle n'avait officiellement rien à se reprocher. Et elle aimait à croire – sans doute à tort, compte tenu des arrestations parfois tout à fait arbitraires – qu'elle ne courait aucune espèce de danger à être prise pour une banale « délinquante » issue des coins les plus malfamés d'Okeanos. Qu'il pouvait même s'agir d'une couverture. Ça ne durerait pas, bien sûr. Sa sœur et elle ne pourraient pas indéfiniment prétendre rallier les districts en toute impunité. On n'aurait pas toujours d'autres chats à fouetter. Mais à ce moment-là, le ver serait peut-être déjà enfoncé trop profondément dans le fruit.

« C'est vrai qu'on s'fout d'savoir pour qui on bosse, ici. » Oh, elle badinait, et sur un ton indéfinissable, au fond. C'est-à-dire qu'elle aurait pu ajouter « Bande de cons. » tout aussi bien que « J'admire vach'ment, c'est beau d'être passionné à c'point-là. » Les ingénieurs d'Okeanos inventaient aveuglément au profit d'un fantôme, et celui qui se tenait à quelques mètres... Elle voulut lui dire que se moquer de savoir qui on armait de prothèses d'aussi bonne qualité n'était pas très déontologique. Mais elle ne connaissait pas le mot, alors elle se le mit derrière l'oreille, et se contenta de remarquer : « J'suis pas sûre qu'on t'approuve, n'empêche. Si ça tombe, t'as d'jà construit des prothèses pour un ennemi d'la nation sans l'savoir, et tout. C'est moche, McMillen. Il est où ton sens de la justice ? »

Le temps qu'un ange passe, Nyx se redressa à l'aide de ses bras parce qu'elle n'arrivait plus à boire sa bière convenablement dans une telle position.
Et puis elle la vit enfin.
Là, sur son mignon petit plateau. La part de gâteau. Que son esprit, soudain en panique, retranscrivit très sommairement en un hystérique « GATO. »
… Alors, il allait vraiment la manger ? Non, se dit-elle, il ne pouvait pas.

« J'ai une blague zoophile qu'elle est super drôle. », enchaîna-t-elle précipitamment. Avec quelque chose comme l'énergie du désespoir, elle espérait lui couper l'appétit... même si son petit doigt lui disait que ça ne fonctionnerait probablement pas. Foutu glaçon. « C'est un mec qui rentre dans un bar. » Elle dodelina aussitôt de la tête, affichant un petit sourire connement fier.
Puis songea que ça ne serait sans doute pas suffisant.

« Une autre. », poursuivit-elle avec une moue. « Mais c'est pas zoophile cette fois, t'inquiète. » C'est ça, t'inquiète. « Alors c'est des étudiants en médecine, tu vois, y z'ont leur premier cours d'anatomie, avec un vrai corps humain, et tout. Donc y sont tous autour d'un billard avec le corps recouvert d'un drap. Et là t'as l'prof qui leur bave ses conseils de prof, t'as vu, donc : “en médecine, faut avoir deux qualités qu'elles sont importantes, mes p'tits gars. La première, c'est qu'faut pas être dégoûté.” Là, t'as l'prof qui retire le drap, enfonce un doigt dans l'cul du macchabée, et quand il l'a retiré, il suce son doigt, en mode gros cochon t'as vu. Pis il dit : “Allez, faites la même chose que moi.” Bon, bien sûr, t'as les carabins qu'hésitent un peu, tu vois, parce que c'est quand même bien crado. Mais y finissent par le faire quand même, chacun leur tour. Y z'enfoncent leur doigt dans l'cul du pauv' macchabée – qui s'en prend plein, du coup – et ils le sucent après l'avoir retiré. Quand tout l'monde a fini, c'gros bâtard de prof les regarde et tu sais pas c'qu'i' leur dit : “La seconde qualité, c'est l'observation. J'ai enfoncé mon majeur et j'ai sucé mon index.” » Elle termina sa bière après avoir ri grassement. « C'est crade, hein ? » Puis cilla moqueusement. « T'as fait médecine, Aiden ? » En tout cas, avec tout c'que t'as bavé, il a sans doute eu le temps de terminer sa part de gâteau mille fois. Au moins.

Son instinct le lui avait prédit. Que cet homme l'écouterait impassiblement tout en continuant de manger tranquillement sa part de gâteau. Le petit sourire fut un coup de grâce, et Nyx roula lourdement sur le dos dans un long soupir vaincu, comme pour se laisser mourir.
Qu'est-ce qu'elle allait bien pouvoir faire de lui.
Elle avait l'impression d'essayer d'attraper une savonnette – non, Nyx. En l'occurrence, un glaçon qui lui échappait sans cesse des mains et qui ne se laissait jamais mener là où elle voulait. Sa résistance – parce qu'il s'agissait bien de ça – lui rappelait celle de Strife. Comme elle, il ne s'altérait pas au contact d'autrui – Nyx y aurait mis sa main à couper, même après si peu de temps –, et c'était là une qualité inestimable qui avait le don d'épingler son attention longtemps.
Au fond, elle en avait découvert beaucoup, rien qu'en essayant de le détourner d'une foutue part de gâteau. Sa Maman aurait eu honte d'elle et lui aurait sans doute frotté du piment contre le nez pour avoir tenté de lui retirer la nourriture de la bouche. Alors qu'elle n'avait même pas faim.
Mais voilà. Tous les gourmands étaient unanimes : quand il s'agit de dessert, ce n'est pas le même estomac.

« Ouais, ouais, j'lui dirai. », râla-t-elle. « Contente que ça t'plaise. » Elle vivait un véritable petit drame intérieur. Heureusement, Nyx était du genre à se remettre très rapidement de ses chagrins. Elle roula de nouveau sur le ventre et sourit. « C'est quoi la différence entre machines et charcuterie humaine ? J't'avoue qu'j'vois pas trop. » Il était un peu louche, tout de même. En fait, tout ce qu'il disait – sur la justice notamment – pouvait se trouver dans la bouche d'un scientifique parfaitement en accord avec le système. Mais à défaut de dire grand-chose, Aiden en exhalait beaucoup. Nyx s'y agrippait tant bien que mal. Et elle avait bien perçu qu'il était las. Même si là encore, le terme ne convenait pas tout à fait. Il ne dégageait étrangement pas la fatigue de celui qui avait essuyé trop de combats. Peut-être, au contraire, la force tranquille de celui qui en avait encore beaucoup à livrer. En d'autres termes, il allait finir par lui enculer le cerveau, avec tous ses mystères.
Que n'était-il une arme à feu, détente bien en vue.

Nyx l'écoutait et le regardait attentivement. Était-ce une forme de sensibilité qu'elle percevait dans ses propos ? Difficile à dire. Les scientifiques qu'elle croisait ordinairement – bien qu'ils ne soient pas si nombreux – revendiquaient avec plus ou moins de morgue la primauté du progrès sur la condition et la dignité humaines. Et y voir une continuité, un perfectionnement, revenait un peu au même. Nyx supposait qu'ils macéraient tous dans ces idées-là depuis le début de leur formation, au point de les intérioriser en principes prétendument légitimes. Mais une fois encore, Aiden semblait se montrer hermétique à ce genre d'altération. Son détachement voire sa froideur aurait pourtant laissé supposer le contraire, et la première fois qu'il lui avait adressé la parole, elle lui aurait volontiers imputé une déconsidération de l'humain. Elle n'avait pas imaginé que sa sévérité puisse en fait découler d'autre chose.
À présent, Nyx était curieuse de savoir quelle « ambiance » il aurait instauré dans l'Officinarum s'il en avait eu les moyens.

Mais le cheminement du robot assistant – et surtout ce qu'il lui portait – suffit à la distraire momentanément de ses interrogations. Elle cilla à plusieurs reprises, fébrilement, comme pour s'assurer que sa vue ne lui jouait pas des tours. Puis elle eut en se redressant une espèce de miaulement heureux et attendri – le genre de « Aaaw. » qu'elle laissait habituellement aux cruches.

« C'est tellement adorable, mon chou. J't'aurais fait un gros bécot si j'avais pu m'lever et atteindre ta jolie frimousse. » Naturellement, elle s'adressait au robot assistant. Comme si l'initiative venait de lui et pas d'Aiden. Celui-ci n'avait par ailleurs déjà plus l'occasion de changer d'avis : après avoir déposé la bouteille de bière vide sur le plateau, Nyx s'était emparé de ce qui restait de la part de gâteau et en avait enfourné une bonne bouchée – et oui, l'idée d'en lécher le dessus pour ne pas risquer de se la faire reprendre lui avait traversé l'esprit. Elle mangeait bien sûr avec le raffinement d'une reine, à s'en foutre plein les joues, plein les doigts, et plein le canapé – dont on espère qu'il est bien en cuir noir.
Feindre un état d'âme en s'assurant du souhait d'Aiden – « T'es sûr ? » ; « Mais t'as rien mangé. » ; « Tu dois encore avoir faim. », etc. – ne lui effleura même pas l'esprit. Il s'était résolu à un sacrifice – mais ce n'était pas pire que de partager ses frites – dont le sens échappait et manquait à Nyx. Elle ne cherchait pas plus loin. Maintenant, elle avait le visage en cœur et ses yeux pétillaient de contentement.
Et tu sais quoi ?
Elle n'eut même pas la gratitude de se taire.

« F'est pfas 'out l'mond' qui dit cha. Y tch'est arrifé un tfruc pou' que fa t'foute autfant les bvoules, l'ambvianfe de 'erd' et 'out fa ? » Dans son infinie bonté, elle daigna enfin déglutir. « J'veux dire, t'as l'air intact, quoi. » Elle était loin de s'imaginer que la boucherie avait eu lieu à l'intérieur de son crâne.

Maintenant trop occupée à se suçoter allègrement le pouce et l'index, Nyx ne perçut heureusement pas la gêne d'Aiden. Elle l'aurait immanquablement amusée et poussée à la surenchère. Un bon gros malaise, c'était à ses yeux tout ce dont leur société apathique et faussement proprette avait besoin. En attendant, on se bouffait symboliquement les uns les autres, mais surtout pas avec les doigts ; non, avec des couverts, sans jamais montrer les dents ni oublier de se tapoter délicatement le coin de la bouche avec sa serviette de table.
Elle lui répondit distraitement, sur le même ton :

« Oh non ça sort tout seul ces trucs-là. Mais merci, vieux. » La veste qu'elle reçut sur la tête dissimula son sourire moqueur. Elle était naturellement encore chaude de lui et son odeur – peut-être mêlée à celles qu'il avait brassées durant la nuit, et qu'elle n'était pas vraiment en mesure de percevoir – ne lui envahit que mieux les narines. Elle adorait l'odeur des hommes et leurs parfums. Par contre, elle appréciait moyennement d'être prise pour un porte-manteau, aussi se débarrassa-t-elle de la veste d'un geste sec de la main, la salissant bien sûr au passage.

La réponse à sa question, du reste, la fit sourire un peu amèrement. Si ce n'était que ça. Mais alors qu'elle contemplait l'étape de la soudure avec un certain intérêt, le contraste entre son banal sentiment de lassitude et l'aveu qu'il se permit ensuite lui fit l'effet d'une détonation. Il fallut à Nyx un long silence pour s'assurer que ces mots peu communs – car trop hasardeux – avaient bel et bien été les siens.
Ce fut à son tour d'être mal à l'aise. Il en disait soudainement trop, et elle se demandait ce qui pouvait bien lui en donner le droit. Ou le sentiment d'en avoir le droit. Ça ressemblait tant à ce qu'on disait chez elle. Et en même temps, ce pouvait être une simple stratégie. Il arrivait très probablement à la police secrète de jouer la carte de la confidence pour pousser les rebelles soupçonnés aux aveux. Nyx, forte de l'expérience de ses parents, estimait qu'on ne pouvait pas dire ces choses-là impunément. Elle se méfiait, tout en étant déjà submergée par d'autres perspectives, dangereusement plus fortes que sa suspicion. Lui demander de tout plaquer et de partir avec elle. L'assommer s'il le fallait.
Motivé par le ridicule et l'ingénuité de ses propres ambitions, un long rire franc lui échappa soudainement, brisant le silence.

« Si ça t'gêne tant qu'ça, qu'est-c'que tu fous encore là ? » Elle chercha son regard. « T'as peut-être peur de perdre tout c'que t'as ? Par contre t'as pas peur qu'on t'entende ? »