Quelle journée de merde. Je savais que je n’aurais pas dû me lever ce matin. Je le savais. J’ai ouvert les yeux et regardé par la fenêtre, pensant tout de suite « aujourd’hui sera pourri Eden, reste au lit. » C’était mon plan. Bon plan au demeurant, mais visiblement pas au goût de ma mère. Elle est venue me tirer du lit par la peau des fesses. Si  si, littéralement. Je n’en reviens toujours pas. Elle qui est toujours de son côté, d’habitude. Pas qu’elle approuve particulièrement ma conduite, mais je suppose qu’elle a fini par résigner à mon sujet. Il faut croire que j’ai un peu trop surestimé son empathie maternelle.

« Eden, lève-toi.
- La fleeeeeemme.
- Eden. »

Grommelant de plus belle, j’ai enfouie mon visage sous mon oreiller. Avec un peu de chance, lorsque j’aurais rouvert les yeux et compté jusqu’à trois, elle aura disparu comme un mauvais rêve. Au lieu de cela, des pas étouffé par le coussin parviennent jusqu’à mes oreilles. Un instant plus tard, la couette est rejetée sur mes chevilles tandis qu’un courant froid saisit mon corps tout entier. Je gémis à ce contact désagréable, j’ai l’impression d’être tout nu tout à coup. Alors que les pensées assassines fusent dans son esprit, deux mains d’acier m’empoignent sans ménagement par mes vêtements. Je n’ai pas eu le temps de me demander ce qu'il se passe que j’étais déjà la face contre le plancher en bas de mon lit, mon postérieur joliment redressé. Ma mère a frotté exagérément ses mains l’une contre l’autre, fière du travail accompli, avant de disparaître.

L’irruption inattendue de ma mère dans ma chambre n’était pas désintéressée en réalité. Puisque j’avais décidé de ne pas aller en cours (une fois de plus), j’allais devoir me rendre utile. Comme c’est excitant ! Aller acheter des plantes au marché pour les décoctions odorantes de maman et aller porter son déjeuner à son prodige de grand frère, voilà qui ne pouvait que m’enchanter. Je déambule, le regard vide. Je me suis perdu. Ou du moins pas exactement. Je sais précisément où je suis, je n’ai simplement pas fait attention au chemin. Me voilà donc à la place Soliculus, soit l’opposé du Marché Medicina. Super ! De toute façon, où que je sois, ça vaut mieux qu’à la maison, je n’ai personne sur le dos de cette manière. Pestant à haute voix, je me laisse tomber à même le sol en bordure de la place et défais le petit paquet confié par sa mère. Il contient le fameux déjeuner d’Alexius et une bourse contenant quelques ors pour payer les plantes. Fourrant la bourse dans ma poche, j’en profite pour engloutir le sandwich qui ne m’est pas destiné. Tant pis pour mon frère, il n’avait qu’à pas oublier son déjeuner après tout, et cela me fait un détour de moins.

La première corvée éliminée, je me remets en marche. Je traversais la place quand un type un peu louche vient se poster devant moi, me barrant la route. Il veut quoi celui-là ? La place n’est pas assez grande peut-être, faut qu’il vienne se planter devant moi ? Je tente de le contourner, sans succès, visiblement il a une idée derrière la tête. Il commence à jacasser inlassablement à propos de… sardines ? Mais je m’en fiche tellement de ses poissons, de l’air. Et d’où il m’appelle « petit », et d’OU IL MET SA MAIN POISSEUSE SUR MON EPAULE. Dans un mouvement brusque, je me dégage de son étreinte en grognant.

« Non merci, comme si j’avais une tête à vouloir des sardines. Fiche le camp, je suis pressé, et tu empestes. » Je déclare insolemment, battant l’air de ma main comme pour chasser les odeurs désagréables. Je fais mine de poursuivre mon chemin avant de me raviser, soulevant légèrement mon chapeau pour le fixer dans les yeux. « Et ne m’appelle pas Petit. »

C’est quoi son problème, à ce type ? Il ne peut pas se pousser et me laisser passer, ça non, il faut encore qu’il continu à jacasser de la sorte, me fixant avec cet air arrogant. J’ai beau avoir l’habitude, je déteste avoir à lever les yeux pour m’adresser aux gens. Je me sens encore plus insignifiant. Il est immobile. D’un pas de côté, je cherche à nouveau le contourner, mais il faut dire que ce gars a de l’envergure, pas moyen de m’en dépétré. Je souffle bruyamment pour lui signifier mon irritation croissante.

« Tu ne sais pas ce que tu rates petit. » Fit-il d’une voix relativement neutre, avant d’afficher un petit rictus qui me fait presque frémir. Il est vraiment… vraiment flippant ce bonhomme en fait. J’ai beau être naturellement méfiant, je ne le sens pas. Non, permettez moi de le corriger. Sa douce odeur de poisson plus ou moins frais, elle, je la sens. Lui en revanche ne m’inspire pas du tout confiance.  

« Bouge. »

« Écoute petit, j'ai compris. Je sais ce que tu ressens, là, au fond de ton coeur. Je sais que je t'ai blessé et je suis désolé, p'tit. C'est vrai, je devrais plutôt compatir... ça doit être horrible de toujours monter sur des chaises ou se mettre sur la pointe des pieds pour attraper une chose en hauteur, pire, embrasser quelqu'un de plus grand que nous, ou encore entendre "j'espère que la taille de kiki ne correspond pas à la taille de ta personne, divisé par vingt" MAIS ! Mais... J'ai LA solution, petit. Écoute, justement, je tombe trèèès bien. J'ai oublié de préciser : ces sardines font grandir. Certains te diront la fameuse soupe, le lait.... blabla et autres conneries. Mais non, crois-moi, manger au moins deux sardines en une seule journée te fait déjà gagner 2cm ! Alors imagine, chaque jour ?!?! Écoute, on élève des poissons et surtout des sardines de père en fils, de génération en génération, j'connais le métier. J'connais tous ces secrets, mon père ne te dira pas le contraire. Achète, teste, et vois par toi-même. »

Bla. Bla. Bla. Ce garçon est franchement assommant. Comment fait-il pour parler autant sans respirer ? Je serre les poings, ravalant ma fureur. Ses petites allusions sur ma taille m’agaçaient au plus haut point. Je n’avais jamais eu besoin d’une chaise, ni d’embrasser qui que ce soit après tout. ET QUE VENAIT FAIRE MON KIKI DANS L’HISTOIRE. Hrm. Je toussote. Non seulement il se moque de moi, mais en plus il me prend pour un crétin. Une sardine qui fait grandir, et puis quoi encore ? Voilà bien longtemps que ma croissance a pris fin, je suis bel et bien condamné à rester à hauteur d’aisselle, et ce n’est pas son argument stupide qui me fera dépenser le moindre centiment.

« D'ailleurs, c'est quoi qu'j'empeste ? Le poisson ? L'herbe ? La rose ? Où devrais-je dire... le parfum de la perfection ? Hihihi. »

Ce type est vraiment horripilant. Saisissant mon chapeau d’un geste rageur, je l’agite insolemment devant mon visage pour chasser l’air pestilentiel.

« La perfection, c’est moi. Je dirais que ça ressemble plus à du poisson, et pas du frais. Quoi qu’il en soit, quand tu auras fini de te payer ma tête, je pourrais peut-être y aller. » Je rétorque dans un ultime effort pour contenir ma exaspération.  Replaçant mon précieux chapeau sur mon crâne, je fais à nouveau un pas de côté pour échapper à l’insupportable bonhomme.