La pierre ne meurt pas.

Elle s’étale sous les genoux et demeure immuable. Elle se taille, se lisse, s’éternise. Elle est la plus fidèle des archivistes; et c’est sur elle que l’histoire se grave.

Car la pierre ne meurt pas, songe-t’il, elle est toujours là. Elle résiste au souffle du temps, crache sur la déchéance, se rit du déclin, se lave des immondices. Auxiliaire de la conviction, agent de certitude, son discours ne faiblit pas. Il demeure immuable.
Sa transmission est authentique et avérée. On ne peut remettre en cause ce qui fut incrusté.
En cela, Tandem vénère la pierre presque autant que son dieu. Il aspire à être aussi indéfectible que la gemme, aussi fidèle que la dalle. Autour de lui, c’est une frise éphéméride qui s’étend sans fin; ill en connaît les détails par coeur. Et au creux de sa poitrine, Tandem a pris soin d’y graver la moindre de ces importantes parcelles.

Elles sont les mémoires d’Okeanos. D’Atlas tout entier.
La pierre raconte mais n’échange pas. Elle enseigne mais ne ressent pas.

C’est pourquoi Tandem, après sa visite quotidienne, réserve ses dernières heures à la plus belle pièce des dédales. La verrière de son dieu le toise de toute sa hauteur, et si certains peuvent se sentir broyer par son envergure, Tandem n’en tire qu’une puissante élévation.
Lui échange et fait ressentir. Lui promet et sait insuffler les fragrances de l’excitation, l’éclat de la perfection.

Okeanos le tire vers le sommet sans jamais lui faire quitter la mer. Il le dote d’une nouvelle prééminence. Et là enfin, Tandem converse sans briser le silence. Ses yeux sont fixés, comme morts, sur le regard du titan.
Devant son dieu, Tandem n’existe plus. Il devient alors la seule gargouille du temple. Immuable. Invariable. Figé, comme la pierre, à la fois mort et vivant.

Mais la pierre ne meurt pas, elle...

Yo, tu avais une araignée au-dessus de la tête.
Putain.

Tandem retient un grognement. Une pensée profane s’est échappé d’entre ses lèvres devant Okeanos. Il balbutie dans sa tête milles excuses à son titan. Il devra prier un peu plus pour se faire pardonner ce soir, au fin fond de la forêt marinière.
On ne jure pas devant Okeanos. On ploie. Et l’envie de coller la tête à l’autre irrévérencieux sur le sol divin le démange fortement.

Mais on ne violente pas devant Okeanos.
On sacrifie, à la limite.

Nirvana a le don pour profaner les instants les plus intimistes. Sans même se relever, ses genoux restent vissés à la pierre et, tentant de garder une certaine convenance devant son dieu, Tandem se contente de quelques mots.

Si elle était là, tu aurais du la laisser, Nirvana.
Merci aurait suffit, mais c’était peut-être un message d’Okeanos; pour le prévenir.
Un intrus arrive, mon fidèle ami.
Vire le de là avant qu’il salisse cette jolie basilique.

Et les demandes d’Okeanos sont des ordres.

Elles éclipsent les détails insignifiants de l’histoire de Tandemon, celle là même dont Nirvana fait partie.
Il y a des parcelles de lui qui ont été détruites.

Tu devrais t’en aller.
Ou bien rester. Voilà encore une pensée interdite.

Les hérétiques n’ont pas leur place dans le temple d’Okeanos.
On ne vient ici que pour prier ou jurer allégeance.

Tandem doute que ce soit là le but de Nirvana. Son ami côtoie l’ennui et s’émerveille de risquer sa vie. Il bafoue la vie dont le dieu lui a fait cadeau en la risquant sans hésiter.
Nirvana ne réfléchit pas. Il saute d’occupations en occupations, sauvage, peu enclin à demeurer genoux à terre toute la journée. Fut-ce un temps où Tandem lui même l’accompagnait dans ce qu’il appelle aujourd’hui lui-même des déviances.

Mais Okeanos l’a pardonné. Il a pardonné sa naïveté, sa curiosité mal placée, sa fougue mal utilisée. Tandem a tout fait pour cela. Et il n’est pas aisé de tirer le pardon d’une gemmail muette.
Il a pu le lire dans les signes envoyés. Car Okeanos ne parle pas; il utilise un langage bien plus complexe que celui des mortels.
Et Nirvana parle trop.

Tu as l’air tendu.
Les mains de Nirvana s’écrasent sur ses épaules et il retient à nouveau un grognement.
Tu devrais te tenir droit.
On ne peut pas se tenir droit devant un dieu. On se penche et on tient la position jusqu’à ce que le mantra soit récité. Jusqu’à qu’il résonne silencieusement contre les murs de pierre et que le vitrail réponde par sa lumière. Qu'importe son dos, ses os, le tiraillement des muscles et le déchirement de la peau.
Okeanos ne pourra rien y faire. Peut-être même qu’il rira de toi. S’il ne l’a pas déjà fait.

Piqué au vif, Tandem se redresse de tout son long avec une rapidité incroyable. Il sent ses membres craquer en se mouvant et il doit admettre que Nirvana a raison. Son corps n’est pas aussi enclin à se donner tout autant que son âme à un mirage.

Okeanos ne rit que des gens comme toi, Nirvana.

Sa voix est lourde, désapprobatrice, elle tombe comme la hache d’un bourreau. Il n’y a plus la petite intonation légère qui fut auparavant. Elle s’est éteinte pour laisser briller les chants d’Okeanos, la voix d’Okeanos.
Il est face à son ami mais déjà, on peut lire dans ses yeux une petite lueur qui n’était pas là quelques secondes avant son arrivée. Nirvana réveille l’ancien Tandem; comme un coup de tonnerre, il le frappe au visage sans même lever les poings.

Cependant, Il est miséricordieux et devrait pouvoir faire quelque chose pour ton cas désespéré. Quoique même les plus grands pouvoirs semblent inefficaces devant une coiffe pareille.

Tandem esquisse un sourire; sa bouche s’étire mais ne se fend pas. Et finalement, à l’entente de la proposition sympathique de Nirvana, ses yeux s’adoucissent, et son timbre de voix s’habille d’un manteau d’espoir.

Restons plutôt ici, Nirvana. Je peux te faire visiter les dédales si tu promets d’être sage.

Nirvana est à la fois intrusif et compréhensif.

C’est un cocktail de contradiction, un étrange fonctionnement. Il échappe à l’explication scientifique et divine. L’ancien ami qui demeure à Tandem se tient en équilibre entre deux entités sans trembler.
Nirvana n’appartient à aucun monde. Ni au réel, ni au spirituel. Il danse d’un pied sur l’autre, contrebalançant son corps d’un côté puis à l’opposé. Nirvana ne tente pas de comprendre comment fonctionne le vent, ni d’en capter son sens. Nirvana se laisse porter avec nonchalance, et Tandem depuis toujours, s’imaginait avec crainte le voir tomber.
Tandem remercie Okeanos de lui avoir fait rencontrer, dès ses jeunes années, un être aussi détaché. Il est persuadé désormais qu’il se doit de l’aider.
Mais Nirvana se fiche de ce que peut penser Tandem, de ce que peut faire Tandem, de ce que croit Tandem.
Il se contente avec pure simplicité d’être là. De demeurer son ami malgré le temps qui le façonne d’une manière différente.

Je suppose que je n’ai pas vraiment le choix de toute façon.

On a toujours le choix, mon ami. Il suffit simplement de faire le bon.

Un regard appuyé vers le brun avant de se détourner vers le vitrail.
Le bon choix, le voilà: il faut forcer le genou à se plier parfois, surtout au début, jusqu’à ce que l’articulation s’habitue et s’exécute à la manière d’un réflexe. Tandem rêve de voir tous ses plus propres amis comprendre l’importance d’une vie consacrée au titan des mers; en cela, Nirvana ne fait pas exception.
Il trouverait finalement le chemin. Adieu l’anxiété alors, envolée l’inquiétude de croiser son ami mort étalé. Il a débuté un jeu morbide et si Tandem n’en dit rien, il n’empêche qu’il n’y adhère pas.

Perdu dans le regard d’Okeanos, apaisé, Tandem sent sa carcasse se soulever.

Nirvana, pose moi tout de suite ou je te tue.

Sa main se plaque contre sa bouche: l’ancien Tandem s’est exprimé. Nirvana est une sorte de gong qui fait ressurgir des réflexes que le principal intéressé exècre.
En cela, il le déteste.
Les gens les regarde, et Tandem sent la colère monter en lui. Ce lieu n'est que pour Okeanos. Il n'est pas fait pour se donner en spectacle.
On ne se présente ici que pour le dieu ou on ne vient pas.

Tu pourras admirer mon horrible coiffe. Bon alors, c’est par où ?

Tandem tente de reprendre contenance quelques secondes, le temps que Nirvana inspecte les alentours, ses bras le séparant du vide et de la pierre froide qui tapie le temple.
Finalement, Tandem se dégage avec son ancienne violence de la prise de son ami, et ses pieds s’encrent de nouveau à terre.
Nirvana a toujours été d’une force impressionnante; un contraste avec son caractère de marshmallow ambulant. Mais Tandem sait s’en défaire.
Il sait que Nirvana est pétri de bonnes intentions. Mais elles ne conviennent pas à son nouveau mode de vie, à sa nouvelle allégeance.

Pardon. Je pourrais mieux te guider ainsi.

Il observe Nirvana lever les yeux vers Okeanos.
Rien ne transparaît dans ses prunelles ; rien d’autre qu’une cruelle indifférence. Il n’a pourtant aucune mauvaise pensée envers le titan de mer, mais comme le signifie l’adage, le détachement surpasse en de nombreux points la haine.
Il ne tire de ce dieu aucun savoir, aucune reconnaissance, aucun sentiment.
Nirvana est d’une siccité agnostique. Perdu dans son propre dédale, il ne parvient pas à lire les illuminations d’Okeanos qui transparaissent comme des torches chaleureuses au travers du vitrail. Tandem aimerait beaucoup le tirer de ces terribles ténèbres.
Tandem sait lire le gemmail brillant et voit ses traits se durcirent, s’adoucir, en fonction de ses actes et de ses pensées.
Plus qu’un simple symbole, c’est une véritable boussole qui se dresse devant lui. Elle dicte ses punitions et récompenses. Lui assignent ses droits et ses devoirs.

Finalement, le menton dur de Nirvana se pose sur son épaule et il sursaute presque. Il ne l’écoutait plus. Tandem a la nouvelle fâcheuse habitude de se déconnecter de la réalité. Une inhibition totale, dévouée à son dieu.

Bon alors, on bouge ou tu es trop timide ?

Il fronce les sourcils. Tandem se risque à jeter un rapide coup d’oeil autour de lui, et s’excuse du regard auprès des visiteurs silencieux. Il ne voudrait pas qu’on se plaigne de sa présence auprès du gardien. S’il venait à être expulsé par la faute de Nirvana, il ne lui adresserait très certainement plus la parole.

Son ami a d’ailleurs pris grande avance sur lui. Pressant le pas, joignant ses deux mains et liant ses doigts, Tandem se tient droit et arrive à la hauteur de Nirvana avec une certaine rapidité.

Si ça peut te rassurer, je ne suis pas timide avec Okeanos. Je lui livre tout sans retenue.

Tandem sait toujours retomber sur le sujet qui l’intéresse, quitte à omettre la moitié des paroles de ses interlocuteurs.

Tu pourrais tout lui dire, toi aussi, si tu le veux. Il saura t’écouter et les réponses viendront à toi tout naturellement. Les dédales eux-même sont porteurs d’explications.

C’est déloyal de sa part de vouloir changer Nirvana ; quand ce dernier lui-même ne le force à rien. Mais Tandem ne voit en cela aucun mal.
Le plus triste peut-être est qu’il est persuadé de la pureté, du bien fondé de ses actions

Tandem n’a pas conscience du malaise que peut faire naître le temple.
Lui se contente de se fondre dans la pierre — à force de fouler le pas ici, la carcasse du mantra ne fait plus qu’un avec le lieu. C’est à ce point là qu’il arrive à se croire véritablement chez lui.
Si certains voient en ce sanctuaire une sorte de prison froide et insalubre, d’une beauté hostile, Tandem ressent cette humidité comme une chaude étreinte — et dans la lumière faiblarde et l’obscurité régente, l’intimité qu’il n’aura avec personne d’autre.

La basilique est l’incarnation dure et immobile de ce qu’il appellerait une mère.
Dès qu’il pose le pied hors d’ici, il y a un vide qui se fait ressentir.

Des fois, tu me manques.

Tandem voit Nirvana s’arrêter devant lui — le bougre a une sacrée cadence, malgré le fait qu’il demeure de trois centimètres plus court que Tandem. Nirvana a encore la fougue et l’énergie de l’enfant ; une ardeur que le mantra a du lui même abandonné sur le chemin de sa nouvelle foi.
Il l’imite, son corps s’immobilisant. Il n’est pas vraiment choqué par ses paroles.

C’que tu étais me manque, je veux dire.

Ce qu’il fut ? Et que fut-il vraiment ?
S’il est conscience des changements qui ont opéré chez lui, Tandem préfère les oublier. Dans un dédale qui n’appartient qu’à lui, il a enfoui les scripts de la personne qu’il a trop longtemps été. Comme un secret abandonné, il s’évertue chaque jour à réparer des fautes qu’il est le seul à s’en blâmer.
Des fautes étranges, somme toute imaginaires même — Tandem exècre la légèreté qu’il le possédait, la nonchalance qui l’accompagnait, l’ignorance d’enfant qui jamais ne le quittait.

Tandem écoute la tirade de son ami, le regard presque vide.
Tandem n’a pas conscience du malaise qu’il peut lui-même faire naître.

Je respecte tes choix Tandem, même si je ne les comprends pas.

Il finit par esquisser l’ombre d’un sourire.

Tu devrais garder tes prières pour autre chose, Nirvana.

Il y a tant espérer — trouver le bon chemin, comme lui, et voir l’ensemble de la nation faire de même, à son image.

Tout ce qu’il y a à comprendre, c’est que j’ai fait un choix — et en toute sincérité, c’est le meilleur que j’ai pu faire.

Il prend une pause pour avancer de quelques pas à peine, son regard léchant les parois des dédales.
Ils avaient pris le chemin en sens inverse — les écrits qui s’inscrivaient partaient de la fin. Ils allaient remonter l’histoire pour revenir à la genèse.

Je n’étais rien avant. Qu’un enfant idiot et aveuglé. Sans but et sans avenir.

La voix de Tandem est remplie de venin.
Il n’a pas conscience que cette description sied d’une certaine manière à son ami en face de lui. Ses mots sont trop crus, trop durs.
Nirvana ne mérite pas ça.

Ma place est ici.

Il redresse le cou : sa voix est redevenue le murmure qui peine à trancher le silence du temple. Calme et caressante.

Sais-tu où est la tienne ?